Tentative de réguler le chaos numérique ou prise de contrôle sur l’expression digitale ?
Le gouvernement marocain, à travers le ministère de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication, met la dernière main à un projet de loi visant à encadrer les réseaux sociaux et les plateformes numériques. Cette initiative, annoncée par le ministre Mohamed Mehdi Bensaïd devant la Commission parlementaire de la culture, intervient dans un contexte où les tensions autour de la liberté d’expression en ligne s’accentuent. Officiellement, la loi entend protéger la cohésion sociale et combler un vide juridique. Mais en toile de fond se pose une question essentielle : où se situe la ligne entre régulation légitime et censure déguisée ?
Entre nécessité de réguler et crainte de restreindre
Les justifications avancées paraissent sensées : prolifération rapide des plateformes, contenus violents ou inappropriés, exposition des mineurs, désinformation… L’État se doit d’agir. Cependant :
Le cadre légal proposé garantit-il réellement un équilibre entre la protection du public et la sauvegarde de la liberté d’expression ? Ou bien s’agit-il d’un outil de plus pour contrôler les contenus jugés sensibles par les autorités ?
Nouveautés du projet et cibles implicites
Le texte prévoit d’élargir considérablement les prérogatives de la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (HACA), qui deviendrait une sorte de “police numérique”. Elle pourrait :
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Exiger des plateformes des rapports réguliers sur leurs algorithmes de modération,
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Obtenir des données sur les contenus supprimés,
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Imposer la nomination d’un représentant légal local pour toute plateforme visant le public marocain.
Mais le Maroc peut-il réellement imposer de telles règles à des géants mondiaux du numérique ? Et quelle autorité garantira que ces outils ne seront pas instrumentalisés pour cibler des voix critiques ?
L’inspiration européenne : une transposition délicate
Le ministre cite en exemple le Digital Services Act européen, entré en vigueur en 2023. Or, cette référence soulève une question de fond :
Peut-on importer un modèle conçu dans des démocraties dotées de contre-pouvoirs institutionnels solides dans un système où les garanties juridiques sont encore fragiles et l’indépendance de la justice contestée ?
L’utilisateur entre citoyen numérique et cible réglementaire
Le projet affirme vouloir protéger les jeunes et les publics vulnérables. Louable sur le papier. Mais rien ne garantit que les adultes ne soient pas aussi soumis à un filtrage des contenus jugés “non conformes”.
Quelles garanties pour les usagers souhaitant critiquer une politique publique, faire de l’humour politique, ou dénoncer des abus ? Le projet ouvre-t-il la porte à une pénalisation déguisée de la parole libre ?
Vers une souveraineté numérique ou une surveillance renforcée ?
Le discours sur la “souveraineté numérique” évoqué par le ministre Bensaïd peut sembler légitime : il s’agit de ne plus laisser le monopole du contrôle aux géants du Net. Toutefois :
Le Maroc cherche-t-il à protéger ses citoyens, ou à renforcer sa mainmise sur un espace où la liberté a échappé depuis longtemps aux canaux traditionnels du pouvoir ?
Conclusion
Ce projet de loi relance un débat crucial :Comment réguler le numérique sans museler l’opinion ? Et le Maroc a-t-il besoin d’une nouvelle loi… ou plutôt d’un nouveau pacte de confiance entre l’État et les citoyens numériques ?
L’avenir du texte, une fois publié, sera révélateur : soit il marquera un tournant vers une maturité numérique fondée sur la responsabilité, soit il deviendra un instrument de plus dans l’arsenal de surveillance des voix discordantes.