Dans une démarche inédite qui reflète une transformation profonde dans la manière dont l’État traite la question du cannabis, la première cargaison de cannabis marocain, communément appelé « El Beldia », a quitté mercredi l’aéroport Mohammed V à destination de l’Australie. Ce départ s’inscrit dans le cadre des usages médicaux et pharmaceutiques, après que la société « Canflex » a obtenu les autorisations nécessaires auprès des institutions nationales compétentes. Une autre cargaison a été simultanément expédiée vers la Suisse, pour un total de plus de 400 kilogrammes. Ce tournant soulève de nombreuses interrogations sur la nouvelle orientation adoptée dans la gestion de cette plante controversée.
Il y a quelques années encore, la culture de « El Beldia » était synonyme d’économie informelle et d’activités illégales dans les régions du nord du Maroc. Aujourd’hui, cette même plante devient un produit exporté via des circuits officiels et avec l’aval de l’État. Comment ce changement s’est-il opéré ? Et qu’est-ce qui a poussé l’État à légaliser cette culture, allant jusqu’à en faire un levier potentiel de développement économique pour les zones montagneuses ?
La cargaison expédiée depuis l’aéroport Mohammed V ne représente pas qu’une simple quantité de plante séchée. Elle est le fruit de plusieurs mois de préparation et de coordination entre l’entreprise exportatrice, les agences gouvernementales marocaines et leurs homologues australiennes, dans le but d’assurer le respect des normes de qualité et du taux de THC fixé à un maximum de 1 % selon les cahiers des charges. Ces exigences ne sont pas seulement techniques, elles traduisent une volonté d’institutionnaliser cette culture dans le cadre d’une vision qui cherche à concilier les impératifs du marché international avec les préoccupations sanitaires et sécuritaires.
Mais une question plus profonde se pose : le Maroc peut-il devenir un acteur régional dans le marché du cannabis médical, face à une concurrence internationale féroce, notamment de pays comme le Canada, l’Australie ou les Pays-Bas ? Et les législations actuelles sont-elles suffisantes pour garantir un modèle durable, bénéfique non seulement pour les investisseurs étrangers mais aussi pour les cultivateurs locaux ?
L’augmentation des surfaces cultivées de cannabis « El Beldia », qui sont passées de 1 400 à 3 500 hectares en une seule saison, illustre l’attractivité croissante du projet pour de nombreuses coopératives agricoles. Cependant, cette croissance rapide soulève aussi des inquiétudes quant à la capacité des infrastructures administratives, de l’accompagnement technique et de la commercialisation à suivre ce rythme. Existe-t-il des garanties suffisantes pour absorber cette production croissante ? Et que deviendront les récoltes si les opérateurs économiques ne parviennent pas à tout acheter, sachant que les textes réglementaires imposent la destruction des quantités excédant le seuil autorisé ?
Ce projet offre incontestablement des perspectives prometteuses pour relancer l’économie des zones montagneuses et transformer la relation entre l’État et les cultivateurs, longtemps laissés sans alternatives. Toutefois, sa réussite dépend de plusieurs conditions : transparence des contrats entre coopératives et opérateurs économiques, répartition équitable de la valeur ajoutée, et mécanismes empêchant la concentration du marché entre les mains de quelques acteurs puissants.
Dans un contexte international marqué par une tendance croissante à la légalisation de l’usage médical du cannabis, le Maroc semble en voie de formuler un modèle spécifique, basé sur une autorisation limitée et strictement orientée vers les usages médicaux. Mais dans quelle mesure ce modèle peut-il maintenir un équilibre entre contrôle institutionnel et droits des agriculteurs ? Et est-il possible de développer des industries nationales liées à cette plante au lieu de se limiter à l’exportation de la matière brute ?
L’exportation du cannabis marocain vers l’Australie ne constitue pas seulement un événement économique, mais un signe de reconfiguration de la relation entre l’État et le territoire, entre légalisation et réalité, entre ce qui était jadis considéré comme « interdit » et ce qui devient aujourd’hui une « opportunité d’investissement ». Ce basculement reste néanmoins fragile s’il n’est pas accompagné d’une prise de conscience politique et économique approfondie des complexités de ce dossier, de ses mécanismes de gouvernance et des risques de concentration des profits entre les mains d’un petit nombre d’acteurs au détriment du cultivateur modeste.
Au final, une grande question demeure ouverte : sommes-nous en train de poser les bases d’une véritable alternative économique, ou assistons-nous simplement à une reconfiguration d’une réalité précaire sous une nouvelle légalité apparente ?