Dans un moment charnière pour l’Afrique, au croisement des crises sanitaires, stratégiques et humaines, le professeur Khalid Aït Taleb, ancien ministre marocain de la Santé et de la Protection sociale, a lancé un message fort : l’Afrique doit construire une souveraineté sanitaire collective avant qu’elle ne soit submergée par les épidémies à venir.
C’est dans le cadre de la troisième édition des Journées africaines de l’investissement et de l’emploi, organisée le mardi 8 avril 2025 à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales Souissi à Rabat, qu’il a livré un diagnostic lucide mais inquiet sur l’état de santé du continent.
Un continent fragmenté : où sont les passerelles entre les régions africaines ?
Selon Khalid Aït Taleb, l’un des principaux freins à l’émergence d’un véritable système de santé africain intégré réside dans la dispersion des efforts entre les sous-régions du continent : Afrique du Nord, de l’Ouest, de l’Est et Centrale. Le constat est clair : l’Afrique ne parle pas encore d’une seule voix en matière de santé publique.
Pourtant, certaines institutions comme le CDC Africa jouent un rôle crucial en tentant de mettre en place des mécanismes de coordination. Mais est-ce suffisant ? Pourquoi l’Afrique peine-t-elle à surmonter ses divisions alors que les crises sanitaires sont, par nature, transfrontalières ?
Covid-19 : le révélateur des fragilités mondiales… et africaines
La pandémie de la Covid-19 a mis à nu la fragilité des systèmes de santé, y compris dans les pays développés dotés d’infrastructures de pointe. L’Afrique, elle, a souvent été reléguée aux marges des priorités internationales.
Face à cette réalité, le professeur Aït Taleb a salué la gestion proactive du Maroc, sous la conduite du roi Mohammed VI, mentionnant la mise en place rapide d’un comité de pilotage, d’un fonds spécial de solidarité, et d’une cellule de veille économique. Mais cette réussite nationale pose une autre question : Pourquoi les succès individuels ne se traduisent-ils pas en dynamique continentale ?
Investir dans la prévention : une logique économique et stratégique
Aït Taleb insiste sur une idée forte : chaque dirham investi dans la prévention permet d’économiser dix dirhams en soins curatifs. Un calcul rationnel, pourtant souvent ignoré par les politiques publiques en Afrique.
Le modèle économique des systèmes de santé africains reste souvent axé sur l’urgence, la réaction, plutôt que sur l’anticipation. Quand la prévention deviendra-t-elle une priorité budgétaire ? Et comment convaincre les décideurs de miser sur le long terme dans un contexte de pressions sociales immédiates ?
Un nouveau virus chaque semaine : malédiction ou opportunité de leadership ?
Le chiffre est frappant : l’Afrique enregistre en moyenne une nouvelle épidémie chaque semaine (Ebola, dengue, chikungunya…). Pour Aït Taleb, cette réalité pourrait se transformer en avantage comparatif : une expérience accumulée qui pourrait servir de base à un modèle africain unique de gestion des crises sanitaires.
Mais là encore, la question demeure : le continent saura-t-il transformer sa vulnérabilité en levier stratégique ?
Ressources humaines : l’élément négligé de la souveraineté sanitaire
Le diagnostic est sans appel : les professionnels de santé africains ne sont ni suffisamment valorisés ni bien rémunérés. Résultat : une fuite des cerveaux vers les pays du Nord et une perte de compétences dans les structures locales.
Le professeur Aït Taleb souligne que le Maroc a entamé, sur instructions royales, une réforme profonde de son système de santé, centrée sur la revalorisation des ressources humaines, la bonne gouvernance et la modernisation des infrastructures. Mais cette réforme peut-elle inspirer une dynamique régionale ?
L’intelligence artificielle, le génome, la médecine prédictive : l’Afrique à la croisée des futurs
Selon l’ancien ministre, la médecine de demain ne sera plus seulement curative, mais prédictive et personnalisée. Grâce à l’analyse du génome, des protéines et des métabolites, il sera possible d’adapter les traitements à chaque individu.
Mais cette transition suppose des investissements massifs en recherche, innovation et formation. L’Afrique est-elle prête à entrer dans cette nouvelle ère ? Qui financera cette transformation technologique ? Et avec quelles ressources humaines qualifiées ?
Et la recherche scientifique ? Le chaînon manquant de la souveraineté sanitaire
L’Afrique, souligne Aït Taleb, dispose de matières premières, d’une population jeune et de besoins immenses, mais elle continue de sous-investir dans la recherche. C’est là, selon lui, le maillon faible de l’édifice sanitaire africain.
Pourquoi les pays africains, qui achètent des vaccins à l’étranger à prix fort, n’investissent-ils pas davantage dans la production locale ? Pourquoi si peu de brevets et de laboratoires à échelle continentale ?
Vers une stratégie africaine du vaccin ?
Le professeur révèle que huit pays africains sont désormais capables de produire des vaccins. C’est une avancée majeure. Mais elle demeure incomplète sans coordination, mutualisation des efforts et vision industrielle commune.
L’appel est clair : moins de dépendance vis-à-vis des pays du Nord, plus de coopération Sud-Sud. Un objectif ambitieux, mais vital.
Une jeunesse porteuse d’espoir : quel récit pour demain ?
En conclusion, Aït Taleb appelle à capitaliser sur le potentiel de la jeunesse africaine et sur les ressources stratégiques du continent. Il invite les participants à transformer ce forum en plateforme de décisions concrètes, à traduire les diagnostics en politiques publiques audacieuses, et à œuvrer ensemble pour une Afrique plus résiliente, plus équitable, et souveraine dans sa santé.
Mais la question centrale demeure : les élites africaines oseront-elles enfin penser la santé comme un pilier de souveraineté ?
