Des chiffres qui montent, une confiance qui s’effondre
Entre un discours gouvernemental affirmant la création de 1,45 million d’emplois et une réalité sociale marquée par un taux de chômage en hausse, l’opinion publique marocaine peine à comprendre une équation qui défie la logique : comment un gouvernement doté d’une majorité confortable et d’un budget de 14 milliards de dirhams destiné à l’emploi peut-il échouer à inverser la courbe du chômage ?
La question s’impose avec d’autant plus de force que le chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, a récemment présenté devant la Chambre des conseillers une « stratégie globale » pour ramener le chômage à 9 % d’ici 2030. Mais ce discours, loin de rassurer, a suscité scepticisme et critiques, y compris au sein même de la majorité parlementaire.
Promesses ambitieuses… réalité décevante
Lors de son intervention parlementaire, le chef du gouvernement a détaillé une feuille de route dotée de près de 14 milliards de dirhams, répartis comme suit :
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12 milliards pour stimuler l’investissement,
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1 milliard pour soutenir l’emploi agricole,
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1 milliard pour renforcer les programmes actifs de l’emploi,
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100 000 bénéficiaires de la formation par apprentissage d’ici 2025,
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Extension aux jeunes non diplômés.
Mais selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP), les chiffres contredisent cette ambition :
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Taux de chômage national au 1er trimestre 2025 : 12,8 %, contre 12,3 % l’année précédente,
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Chômage des jeunes : 29,2 %,
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Chômage des femmes : 19,8 %,
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Fortes disparités régionales (Drâa-Tafilalet, l’Oriental…).
Un financement conséquent… pour des résultats invisibles
Malgré l’ampleur des moyens mobilisés, l’impact réel de ces politiques reste peu perceptible.
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Pas d’indicateurs de suivi dans la stratégie gouvernementale,
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Aucune évaluation indépendante des résultats intermédiaires,
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Les 12 milliards dédiés à l’investissement ne sont pas conditionnés à des créations d’emplois effectives, ni à des secteurs ciblés ou régions prioritaires.
Le secteur agricole, pourtant soutenu à hauteur d’un milliard, reste précaire, avec une saisonnalité forte, et des emplois non durables, comme l’ont souligné des rapports du HCP et du Conseil de la concurrence.
Des programmes recyclés, peu efficaces
Les programmes dits « actifs » de l’emploi – tels que Idmaj ou Tachghil – souffrent d’un manque de résultats tangibles.
Une étude publiée dans Formation Emploi a révélé que Idmaj, malgré les avantages fiscaux accordés aux employeurs, n’a pas abouti à des emplois durables, mais plutôt à des contrats précaires prenant fin avec la subvention.
Un rapport du Policy Center for the New South confirme :
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Absence de suivi personnalisé,
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Faible coordination institutionnelle,
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Pas de mécanismes d’évaluation à moyen/long terme.
« Awrach » et « Forsa » : entre communication et impact réel
Le programme Awrach, lancé en 2022 pour répondre à l’urgence sociale, a principalement proposé des contrats temporaires (6 à 9 mois) pour les populations vulnérables.
Sans formation parallèle ni accompagnement, la majorité des bénéficiaires sont retournés au chômage.
Quant à Forsa, promu comme une stratégie ambitieuse de soutien à l’entrepreneuriat, il a rapidement montré ses limites :
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Critères de sélection flous,
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Faible accompagnement,
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Absence de données sur la viabilité des projets financés.
Pire encore, certains bénéficiaires n’ont pas pu rembourser leurs crédits, faute de soutien ou de compétences entrepreneuriales, transformant l’initiative en source de surendettement plutôt que de création d’emplois.
Une formation sans intégration ?
Le volet formation de la stratégie mise sur les jeunes non diplômés, via l’apprentissage.
Une orientation cohérente au vu du profil du marché du travail marocain.
Mais sans implication directe du secteur privé, ni engagements clairs des fédérations professionnelles, ce volet risque de produire des “chômeurs formés” supplémentaires.
Le vrai problème : une vision fragmentée du marché de l’emploi
Au-delà des programmes énumérés, c’est toute la conception de la politique de l’emploi qui semble en cause.
Le gouvernement continue d’aborder l’emploi comme une conséquence de l’investissement public, sans réformes structurelles profondes :
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Environnement des affaires rigide,
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Procédures administratives lourdes,
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Méfiance des investisseurs,
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Économie informelle dominante,
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Inadéquation entre formation et besoins du tissu productif.
Quand la majorité se critique elle-même
Fait révélateur : les critiques ne viennent plus uniquement de l’opposition.
Le conseiller parlementaire Abdelatif El Ansari, du groupe istiqlalien, a qualifié les résultats de l’emploi de « non satisfaisants », malgré les efforts financiers consentis.
Une déclaration qui acte, en creux, un échec collectif de la majorité gouvernementale dans la gestion d’un enjeu central : l’emploi.
Chômage, précarité, économie parallèle : un triptyque explosif
Aujourd’hui, le défi ne se limite plus au nombre d’emplois, mais à leur qualité :
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Plus d’1,5 million de Marocains travaillent sans couverture sociale, ni contrat stable,
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Les diplômés du supérieur sont parmi les plus touchés,
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L’économie informelle absorbe une large part de la main-d’œuvre, sans filet de sécurité.
Conclusion : Des milliards sans boussole ?
La stratégie gouvernementale pour l’emploi, malgré ses ambitions budgétaires, semble dénuée de vision intégrée, de mécanismes de contrôle, et de cohérence intersectorielle.
Sans un changement de paradigme – associant réforme du climat des affaires, implication du secteur privé, refonte de la formation professionnelle, et gouvernance rigoureuse – les politiques de l’emploi risquent de rester des slogans, pendant que la jeunesse s’enfonce dans le désespoir et la migration clandestine.