Démolition à Hay Al-Bouhaira : Quand les cris de la mémoire affrontent les bulldozers de l’État
Casablanca – Lundi 15 juillet 2025. Alors que la ville émergeait sous un soleil d’été clément, les autorités ont lancé une opération de démolition controversée en plein cœur de l’ancienne médina, précisément à Hay Al-Bouhaira. L’immeuble visé jouxte celui de la famille du militant emblématique Haj Ali El Manouzi, figure de la gauche marocaine des années 1970.
Sous le regard incrédule des habitants et les protestations de la famille, des bulldozers, escortés par les forces de l’ordre, ont entamé la destruction d’édifices portant une mémoire vivante de Casablanca. Une scène qui soulève de profondes interrogations sur le rapport de l’État à la ville, entre droit, patrimoine et développement.
Un ordre soudain, une opposition familiale
La veille au soir, les résidents de l’immeuble voisin à celui des El Manouzi reçoivent des avertissements verbaux leur intimant de quitter les lieux sans délai. Aucune notification écrite, aucun document officiel n’est fourni. Des familles passent la nuit à la belle étoile, contraintes de quitter leur foyer dans l’urgence.
Le matin venu, la famille El Manouzi arrive sur place et confronte le caïd de la circonscription, dénonçant l’absence de permis de démolition, alors même qu’une expertise judiciaire antérieure atteste que le bâtiment n’est pas menaçant pour la sécurité publique.
Article 12 de la loi 94.12 : la procédure a-t-elle été respectée ?
L’article 12 de la loi n°94.12 relative aux immeubles menaçant ruine stipule que le recours devant le tribunal administratif suspend automatiquement toute mesure d’exécution jusqu’à la décision définitive. Ce principe est au cœur de la plainte adressée par la famille au ministre de l’Intérieur et à l’opinion publique.
Elle souligne également que la présidente de l’arrondissement de Sidi Belyout aurait fondé sa décision sur une expertise erronée, alors que celle validée par un expert judiciaire certifie la solidité de la structure.
De l’immeuble à la métaphore : la mémoire en péril
Ce bâtiment n’est pas un simple bloc de béton. Il incarne une mémoire militante, celle d’hommes et de femmes qui ont contribué à façonner le Maroc moderne. Le cas d’Ali El Manouzi, militant respecté et référence dans l’engagement pour la démocratie, donne à ce lieu une valeur symbolique forte.
La question s’impose : assistons-nous à une politique urbaine de modernisation ou à un effacement de ce qui reste de la mémoire populaire ?
Alors que l’État a lancé des programmes tels que l’Agence Nationale pour la Réhabilitation Urbaine (ANRUR), censés réhabiliter les quartiers anciens, on assiste encore à des logiques de « démolir d’abord, discuter ensuite », ce qui affaiblit la confiance des citoyens dans les institutions.
Et maintenant ? Vers les juridictions internationales ?
Abdelkarim El Manouzi, membre de la famille, a déclaré que cette dernière envisage de porter l’affaire devant la justice, y compris à l’échelle internationale. Il y voit une violation manifeste de la loi et un mépris envers un pan entier de l’histoire nationale.
Il précise que la famille ne s’oppose pas au projet du « Boulevard Royal », mais exige une solution légitime et respectueuse de la dignité citoyenne. Ce qui s’est passé, selon lui, va à l’encontre de la vision royale en matière d’écoute et de dialogue.
Droit, intérêt général et dignité citoyenne : peut-on concilier ?
La démolition peut apparaître comme une mesure de protection, notamment dans les médinas vieillissantes comme celle de Casablanca. Mais les faits démontrent que les procédures sont souvent bafouées ou hâtivement appliquées.
La loi 94.12 prévoit pourtant :
- Une expertise technique indépendante
- Une notification écrite aux propriétaires et résidents
- Un permis de démolition délivré par les autorités compétentes
- La possibilité d’un recours suspensif devant le tribunal administratif
Le cas El Manouzi met en évidence une utilisation discutable du pouvoir discrétionnaire administratif, invoquant « l’intérêt général » pour outrepasser les garanties juridiques.
Le regard international : des mémoires respectées ailleurs
Dans des capitales européennes comme Paris, Rome ou Lisbonne, les immeubles anciens à forte charge symbolique sont classés au patrimoine urbain et ne peuvent être détruits qu’en cas de danger imminent, avec indemnités financières et morales.
Au Mexique ou au Brésil, des programmes de « reconquête de la mémoire » impliquent les habitants dans les décisions de rénovation ou de relogement, avec logements alternatifs avant toute éviction.
Au Maroc, malgré les programmes Karamah, Boulevard Royal ou la réhabilitation de l’ancienne médina, les critiques pointent le manque de concertation, d’indemnisations et d’approche patrimoniale.
Quelles issues ? Propositions pour concilier ville et mémoire
- Classer les bâtiments symboliques (comme celui des El Manouzi) comme « patrimoine militant » et leur appliquer une procédure exceptionnelle.
- Créer un mécanisme de décision à trois niveaux : administration, justice, société civile.
- Organiser un débat public sur la politique de rénovation urbaine avec les familles concernées, syndicats, architectes et historiens.
- Mettre en place un fonds de réparation mémorielle incluant des formes de reconnaissance symbolique.
Conclusion : des bulldozers sans mémoire n’érigent pas de villes durables
La vieille médina de Casablanca, comme celles de Fès, Tétouan ou Essaouira, est un livre vivant de récits populaires. Quand les bulldozers passent sans permission de l’histoire, ils n’effacent pas seulement les murs, mais les pages d’une identité collective.
La question reste posée : peut-on encore suspendre la démolition et réécrire un chapitre différent de cette affaire ? Ou bien le mot « modernisation » viendra-t-il une fois de plus recouvrir les ruines de la mémoire ?