Le Maroc s’apprête à engager une nouvelle réforme éducative à travers le projet de loi n°59.21 relatif à l’enseignement scolaire, présenté par le ministre de l’Éducation nationale, du Préscolaire et des Sports devant la Commission de l’enseignement, de la culture et de la communication à la Chambre des représentants. Ce texte vise, selon son exposé, à « ancrer les valeurs de tolérance, de solidarité, de citoyenneté et d’attachement aux constantes religieuses et nationales », tout en opérant une refonte continue des programmes, des approches pédagogiques et de l’ingénierie linguistique. Mais cette réforme marque-t-elle une véritable rupture avec les échecs du passé ou s’inscrit-elle dans la continuité d’un processus réformiste souvent limité par les contraintes du terrain ?
Un enseignement obligatoire… sur le papier
Le projet consacre l’obligation de la scolarité de 4 à 16 ans, pour tous les enfants sans distinction. Une annonce forte, qui rappelle les recommandations du Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique, mais qui semble déconnectée d’une réalité où plus de 300 000 élèves abandonnent chaque année l’école. À quelles conditions cette obligation pourra-t-elle être respectée dans les zones rurales enclavées, où les problèmes de transport scolaire, de cantines et d’infrastructures demeurent majeurs ?
L’idée d’un système de détection précoce des risques d’abandon scolaire ou de difficultés psychosociales est bienvenue. Cependant, sans renforcement des ressources humaines qualifiées et une coordination intersectorielle efficace (éducation, santé, affaires sociales), cette mesure pourrait rester symbolique.
Une ingénierie linguistique encore floue
Le texte fait référence à une « ingénierie linguistique inspirée des orientations stratégiques de l’État ». Mais lesquelles précisément ? L’enseignement marocain est confronté à une confusion linguistique chronique. L’arabe classique, le dialectal, le français et l’anglais coexistent dans un système sans cohérence claire. Le rapport de la Banque mondiale de 2023 identifie cette multiplicité linguistique comme un facteur central de l’échec de l’apprentissage.
Le projet ne précise pas s’il entend valoriser l’amazighe, langue officielle depuis 2011, ni s’il adoptera une orientation claire vers l’anglais comme langue d’avenir scientifique. Cette ambiguïté linguistique demeure l’un des talons d’Achille de la réforme éducative.
L’autonomie des établissements : une utopie administrative ?
Le projet de loi prévoit d’octroyer davantage d’autonomie aux établissements scolaires, de les ouvrir sur leur environnement et de renforcer leur gouvernance. Sur le papier, cette orientation s’inscrit dans une logique moderne. Mais dans les faits, de nombreux établissements manquent de directeurs qualifiés, de comités de gestion actifs et de moyens humains ou financiers pour exercer une autonomie réelle.
Le projet d’établissement intégré, censé structurer la vie scolaire autour d’objectifs partagés, reste souvent une formalité bureaucratique. Quant aux associations de parents d’élèves, leur implication demeure faible, en raison d’un déficit de confiance et de participation citoyenne dans le système éducatif.
Le secteur privé : partenaire ou substitut ?
Le projet souligne le rôle des établissements privés dans la généralisation de l’éducation obligatoire. Il va jusqu’à autoriser, dans le cadre d’accords internationaux, la création d’écoles marocaines privées à l’étranger. Or, les rapports de la Cour des comptes pointent depuis des années le manque de contrôle du secteur privé en termes de qualité, de tarifs et d’équité.
Cette ouverture accrue au privé risque de creuser les inégalités scolaires, en opposant une école publique affaiblie à une école privée élitiste, sans régulation ni harmonisation des critères de qualité.
Une réforme alignée avec les recommandations internationales ?
De nombreuses recommandations issues de rapports d’organisations telles que l’UNESCO, l’OCDE ou encore le nouveau modèle de développement marocain insistent sur la nécessité d’un enseignement centré sur les compétences du XXIe siècle : esprit critique, créativité, éducation au numérique, inclusion. Le projet de loi aborde certains de ces aspects, mais sans feuille de route opérationnelle ni indicateurs d’évaluation clairs.
Le cadre normatif proposé reste également silencieux sur le rôle de l’école dans la promotion de la justice territoriale et de l’équité entre genres, deux enjeux pourtant cruciaux pour une réforme véritablement inclusive.
Vers une réforme d’apparence ou de substance ?
Le projet contient certes des éléments prometteurs : détection de l’abandon scolaire, organisation des passerelles entre les filières, responsabilisation des académies régionales. Mais l’absence de clarté sur le financement, la persistance des blocages structurels, et le manque de concertation avec les acteurs de terrain (enseignants, syndicats, collectivités locales) risquent de limiter sa portée.
Il ne s’agit pas seulement de modifier les lois, mais de réformer la culture de gestion, d’instaurer un pilotage transparent, et de donner du sens à l’action éducative. La réforme ne pourra réussir que si elle est portée collectivement, avec un leadership politique fort et un engagement réel à tous les niveaux.