À un moment où le Maroc traverse une phase délicate de recomposition sociale et politique, l’entrée en vigueur de la loi organique sur le droit de grève ne constitue pas seulement un acte législatif, mais une étape charnière dans la relation entre l’État et le mouvement syndical.
Le texte n°97.15, longtemps attendu, encadre désormais l’un des instruments historiques de la lutte ouvrière — la grève — dans un réseau de procédures et de conditions qui semblent vouloir réglementer la contestation elle-même.
Mais que devient une grève lorsqu’elle est soumise à des formulaires et des délais administratifs ?
Le droit de grève peut-il réellement être codifié sans en altérer la substance ?
Et jusqu’où la loi peut-elle contenir la colère sociale lorsque les causes de cette colère demeurent intactes ?
Pendant des années, les syndicats et coordinations sectorielles ont occupé l’espace public marocain, transformant la rue en arène politique et sociale. Aujourd’hui, ce même espace semble se contracter : les grands mouvements sont remplacés par des sit-in symboliques et des campagnes de “brassards rouges”. Le mouvement ne s’éteint pas, il change de visage, et c’est sans doute là que réside le véritable enjeu :
Comment un syndicat peut-il continuer à exister lorsque le silence devient la norme ?
Pour Mustapha M’rizik, secrétaire général de la Fédération des Syndicats Démocratiques (FSD), l’impact de cette loi sur la dynamique syndicale “ne fait aucun doute”. Selon lui, les procédures exigées rendent l’exercice du droit de grève “presque impossible”, transformant un droit constitutionnel en labyrinthe juridique.
Le syndicaliste admet que les centrales syndicales, bien qu’opposées à la loi, doivent désormais manœuvrer dans ses limites, “comme un prisonnier qui connaît parfaitement les dimensions de sa cellule”.
Cependant, M’rizik croit encore en une “veille syndicale lucide”, capable de redonner sens au dialogue social. “Sans la grève, il n’y a pas de dialogue possible”, insiste-t-il, appelant à l’unité face aux “conditions restrictives” imposées par le texte.
Paradoxalement, souligne-t-il, cette loi, tout en resserrant l’étau sur les syndicats, a encore davantage marginalisé les coordinations autonomes, ces structures spontanées et indisciplinées qui échappaient souvent au contrôle institutionnel. Plusieurs de leurs membres rejoignent désormais les syndicats, parfois à contrecœur, dans l’espoir de bénéficier d’une légitimité légale.
Ainsi, tandis que l’État renforce ses instruments de contrôle, le mouvement syndical tente de réinventer son langage de résistance.
De son côté, Driss Aâdda, membre du “Front national contre les lois sur la grève et les retraites”, estime que cette stratégie de durcissement pourrait se retourner contre ses auteurs. “Le rétrécissement de l’espace de contestation pousse inévitablement les travailleurs vers la rue, sans autorisation préalable”, prévient-il. Car, selon lui, “aucune forme de répression n’a jamais empêché ceux qui ont raison de défendre leurs droits.”
Le danger, selon Aâdda, réside dans la fracture croissante entre le texte et la réalité : les employeurs, souvent puissants et bien introduits, parviennent à contourner la loi, tandis que les travailleurs restent seuls face à un dispositif contraignant. Résultat : une législation censée équilibrer droits et devoirs risque, dans la pratique, d’accentuer les inégalités sociales.
Alors, faut-il voir dans cette loi un pas vers la stabilité sociale ou un recul du droit syndical ?
Peut-on instaurer la paix du travail sans justice sociale ?
Et surtout, que devient la démocratie quand le droit de dire “non” devient un privilège soumis à autorisation ?
Au Maroc, les syndicats font face à un double défi : préserver leur existence et redéfinir le sens même de l’action collective.
Ce n’est plus seulement une question de grève ou de négociation, mais de survie symbolique dans un espace public de plus en plus surveillé.
La résistance devra désormais passer par d’autres formes : plus inventives, plus diffuses, peut-être moins visibles — mais non moins puissantes.
Car, comme le disait un vieux militant syndical :
“Chaque loi qui rétrécit l’espace de la protestation élargit celui de la question.”
Reste à savoir si le mouvement syndical marocain vivra la fin d’un cycle… ou le début d’une nouvelle ère, plus subtile, plus consciente, et peut-être, plus radicale dans son essence.