Des milliards qui s’évaporent en temps de crise
Alors que le Maroc débat intensément sur le déficit des budgets locaux et la nécessité de mobiliser les ressources, des rapports émanant de la Cour régionale des comptes de la région Casablanca-Settat révèlent des fuites préoccupantes : des milliards de centimes ont été perdus dans les caisses des collectivités territoriales en raison de dysfonctionnements dans la gestion des infrastructures publiques.
Des marchés hebdomadaires aux abattoirs collectifs en passant par les stations routières, la question se pose : s’agit-il d’une mauvaise gestion individuelle ou d’un système d’intérêts protégés et interconnectés ?
Qui décide ? Le pouvoir des présidents et l’absence de contrôle
Les magistrats de la Cour régionale des comptes ont relevé une « baisse suspecte » des recettes dans certaines collectivités. La cause ? L’inertie des présidents à exercer leurs pouvoirs légaux pour percevoir les redevances d’exploitation des infrastructures publiques. Certains ont établi des cahiers des charges vagues n’imposant aux entreprises que la formule générale : « Respecter la législation en vigueur ».
Cette ambiguïté a ouvert un large champ aux entreprises et individus dont le seul intérêt est d’exploiter les ressources au moindre coût, sans contrepartie réelle pour la collectivité.
Les procès-verbaux dressés par les gouverneurs de provinces et transmis au ministère de l’Intérieur ont confirmé ces constats, révélant comment le pouvoir discrétionnaire des présidents s’est parfois transformé en outil de blocage des ressources publiques.
Tableau : écart entre ressources prévues et perçues dans certaines collectivités (2022–2023)
Type d’infrastructure | Ressources prévues (MMDH) | Ressources perçues (MMDH) | Écart (pertes) | % de gaspillage |
---|---|---|---|---|
Marchés hebdomadaires | 150 | 80 | 70 | 47 % |
Abattoirs collectifs | 100 | 45 | 55 | 55 % |
Stations routières | 90 | 40 | 50 | 56 % |
Revenus immobiliers / loyers | 120 | 60 | 60 | 50 % |
Total | 460 | 225 | 235 | 51 % |
Qui profite ? Les lobbies des marchés et abattoirs
Les rapports ne se sont pas limités à diagnostiquer le dysfonctionnement. Ils ont dressé le portrait d’un « marché parallèle » générant d’énormes profits pour un nombre restreint de groupes. La fermeture de certains abattoirs traditionnels pour raisons sanitaires, empêchant leur concurrence avec les abattoirs municipaux, a révélé l’existence de réseaux contrôlant le flux de la viande par des canaux opaques.
Des sources officielles qualifient ces réseaux de « mafia » qui accumulent chaque année des millions de dirhams, tandis que les collectivités continuent à souffrir d’un déficit croissant.
Qui est impacté ? Les citoyens en premier lieu
La crise financière des collectivités ne se limite pas à des chiffres. Elle affecte directement la vie quotidienne :
-
Routes non goudronnées.
-
Éclairage public insuffisant.
-
Absence d’investissements dans les infrastructures sociales.
Les citoyens paient le prix double : d’une part par la dégradation des services, et d’autre part par l’absence de justice fiscale, les minorités influentes étant exemptées de leurs obligations tandis que les autres supportent le poids de la crise.
Arrière-plan des décisions : corruption ou favoritisme électoral ?
Les rapports soulignent un point sensible : certaines collectivités ont délibérément négligé de percevoir des dettes pendant des années pour des raisons qui ne sont pas purement administratives. Des soupçons de favoritisme électoral apparaissent, transformant les ressources publiques en outil de négociation politique ou en moyen de garantir des fidélités.
Ainsi, le « déficit financier » devient un outil produit plutôt qu’une erreur fortuite, utilisé pour justifier des demandes de soutien auprès de l’État central ou pour renforcer une influence locale.
Ambiguïté et transparence : où en est l’État ?
Malgré la publication de circulaires conjointes entre les ministères de l’Intérieur et des Finances pour instaurer le Système de Gestion Intégrée (GIR-CT), permettant un recouvrement électronique et transparent, l’écart entre le texte et la réalité est immense.
Des milliards de dirhams restent classés en « créances non recouvrées », sans suivi judiciaire ni mesures effectives, ce qui fait de la numérisation une façade technique masquant l’absence de volonté politique.
Gouvernance défectueuse et intérêt public ignoré
Les rapports de la Cour ne révèlent pas simplement une laxité administrative. Ils illustrent un modèle de gouvernance défaillante :
-
Transparence faible.
-
Responsabilisation limitée.
-
Clientélisme enraciné.
Résultat : des collectivités pauvres en déficit chronique, des intérêts privés accumulant des profits, et des citoyens perdant confiance dans les institutions élues.
Questions ouvertes pour la redevabilité
-
Qui protège les bénéficiaires du désordre ?
-
Pourquoi le ministère de l’Intérieur n’a-t-il pas enclenché les procédures judiciaires malgré les procès-verbaux existants ?
-
Les collectivités deviennent-elles des instruments de production du déficit plutôt que des leviers de développement ?
-
Enfin, la numérisation suffit-elle à réformer le système, ou le problème réside-t-il dans l’absence de volonté politique ?
Conclusion : la réforme manquante
La véritable réforme ne se limite pas aux programmes techniques. Elle nécessite une rupture avec la culture de l’impunité. Lier responsabilité et reddition de comptes n’est plus un simple slogan constitutionnel, mais une nécessité vitale pour permettre aux collectivités d’être un levier de développement plutôt qu’un fardeau pour l’État et la société.