Entretien exclusif avec l’homme d’affaires et candidat libyen à la présidence Abdallah Biayou
Réalisé depuis Paris par la journaliste Fatima Belarbi, pour le magazine Diplomatique. Dans un contexte de dégradation continue de la scène libyenne et de blocage politique étouffant les aspirations du peuple depuis des années, le magazine Diplomatie a rencontré le candidat à la présidence, Abdelhakim Baayou. Homme d’affaires reconnu, il fut le premier à avoir officiellement déposé sa candidature pour l’élection présidentielle libyenne (20/21). Soutenu par le Parlement et l’État en tant que prétendant au poste de Premier ministre, Baayou préside également le Parti national « Reconstruction de la Libye ». Originaire de Misrata – ville aux dynamiques politiques et sociales particulièrement complexes – il se présente comme une alternative centriste porteuse d’un projet national de reconstruction de l’État.
Fatima Belarbi :
Tripoli est de nouveau à l’avant-scène des affrontements armés, dans une scène qui consacre la logique de « l’équilibre des armes » au lieu de l’État. Comment percevez-vous cette réalité ? Et que proposez-vous pour démanteler ce système ?
Abdelhakim Biayou :
Ce qui se passe à Tripoli n’est pas une simple instabilité sécuritaire, mais reflète une structure profonde de division et une « économie de guerre ». Ce que nous proposons, c’est un projet de refondation des institutions sécuritaires et militaires sur une base nationale unifiée — ni régionale ni factionnelle. Nous n’allons pas affronter cette réalité de front, mais la démanteler juridiquement, avec un large soutien populaire et sociétal. On ne peut pas construire un État avec des armes hors légitimité.
Fatima Belarbi :
Chaque fois que l’on évoque les élections ou la réorganisation des institutions, les affrontements éclatent. À votre avis, y a-t-il des acteurs qui bloquent délibérément le processus politique ? Et qui en porte la responsabilité ?
Abdelhakim Biayou :
Certains lient leur survie au chaos — cela est désormais clair pour tous. Le système politique actuel fuit toute tentative de changement réel, que ce soit par les élections ou par l’unification des institutions. Nous tenons pour responsables tous ceux qui se protègent par les armes plutôt que par le peuple. Nous misons sur une pression interne réelle émanant de la rue libyenne — et non sur des ententes de sommet qui s’effondrent au premier accrochage.
Fatima Belarbi :
Le gouvernement Dbeibah est accusé de faiblesse sécuritaire et de collusion avec certaines formations armées. Êtes-vous d’accord avec cette description ? Et comment comptez-vous gérer cet héritage si vous accédez à la présidence ?
Abdelhakim Biayou :
Nous n’entrerons pas dans des jugements personnels, mais la réalité sécuritaire parle d’elle-même. La prochaine étape doit marquer une transition décisive entre la cohabitation avec les groupes armés et leur intégration ou leur démantèlement sous l’égide de l’État. Cela ne se fait pas par des promesses, mais par des mesures concrètes imposant la primauté du droit et protégeant les choix du peuple.
Fatima Belarbi :
La multiplicité des gouvernements et le conflit des légitimités ont affaibli l’État et embrouillé la scène. Quelles sont vos premières étapes pour réunifier les institutions du pouvoir ? Avez-vous une vision concrète à cet égard ?
Abdelhakim Biayou :
Nous proposons la formation d’un gouvernement d’unité restreint, d’une durée ne dépassant pas 18 mois, et incluant des acteurs majeurs de toutes les régions. Nos priorités sont l’unification de la Banque centrale, de la Compagnie nationale du pétrole et de la Cour des comptes, comme points d’entrée pour rétablir la confiance. Pas de réforme sans unité de la décision financière et souveraine.
Fatima Belarbi :
Les initiatives onusiennes et maghrébines, comme l’accord de Skhirat et les rounds de Bouznika, n’ont pas apporté de stabilité. À votre avis, faut-il redéfinir ces processus ? Et quelle place occupe le Maroc dans votre vision de la solution ?
Abdelhakim Biayou :
Nous apprécions le rôle du Maroc, et nous n’oublions pas que l’accord de Skhirat et les rencontres de Bouznika ont offert un espace de dialogue à un moment d’impasse. Mais oui, nous avons besoin aujourd’hui d’une nouvelle formulation partant de l’intérieur libyen, et non de logiques internationales répétitives. Le Maroc reste un partenaire honnête, mais la réussite de toute initiative dépend de la volonté des parties libyennes elles-mêmes à renoncer aux gains étroits.
Fatima Belarbi :
Beaucoup de Libyens ont perdu confiance dans la classe politique, voire dans les élections elles-mêmes. Comment comptez-vous convaincre la rue de la validité de votre projet ? Et qu’est-ce qui vous distingue de vos prédécesseurs ?
Abdelhakim Biayou :
La confiance se construit d’abord par la sincérité, ensuite par les résultats. Je ne suis pas issu du pouvoir actuel, je viens du cœur de l’économie libyenne et je sais ce que signifie l’effondrement de l’État. Ce qui me distingue, c’est que je ne cherche pas le pouvoir sans projet, ni la présidence dans un pays divisé. Mon projet est de restaurer une Libye où le citoyen vit sans peur, sans chantage, et sans tutelle.
Conclusion analytique — De Paris à Tripoli : Biayou porte-t-il le projet d’État ?
À travers cet entretien, Abdallah Biayou se présente comme une alternative rationnelle, équilibrant réalisme économique et vision de réforme des institutions. Mais le plus grand défi reste sa capacité à convaincre les Libyens — et pas seulement les élites — que son projet est une option réelle, et non un simple discours.
Dans une scène libyenne épuisée par les armes et les promesses creuses, Biayou sera-t-il le premier à ouvrir la porte de la politique en dehors des milices et des allégeances ? Les prochains mois nous le diront.