Pendant longtemps, le « regard féminin » au cinéma a été présenté comme un contrechamp, une réponse à un récit façonné majoritairement par des hommes. Mais cette grille de lecture semble désormais dépassée. Les réalisatrices du monde arabe, réunies lors d’une table ronde au Festival du Film de Doha 2025, ont montré qu’il ne s’agit plus de s’opposer à une vision existante, mais d’ouvrir un espace narratif inédit, où la femme raconte elle-même son histoire, avec ses nuances, ses silences et ses héritages.
Le débat n’est plus : qui représente la femme à l’écran ?
Il est devenu : comment la femme regarde-t-elle le monde, et comment transforme-t-elle ce regard en langage cinématographique ?
Une approche qui élargit le cadre plutôt qu’elle ne remplace
Pour Farah Nabulsi, réalisatrice anglo-palestinienne nommée aux Oscars pour The Present, la mutation est claire : la femme n’est plus un « objet » de caméra, mais une « porteuse de caméra ».
Une nuance qui change tout.
La « vision féminine » ne vient pas corriger ou compenser. Elle vient ajouter une couche de profondeur à l’image : une sensibilité façonnée par les exils, les tensions politiques, les fractures culturelles, et les mémoires familiales.
Cette perspective, explique-t-elle, ne remplace rien. Elle élargit. Elle densifie. Elle rend la carte cinématographique mondiale plus complète.
Annemarie Jacir : sur le plateau, tout le monde partage la même fatalité
Annemarie Jacir, auteure de Palestine 36, insiste sur une autre vérité : sur le plateau, les luttes disparaissent. « Le destin est le même », dit-elle. Le manque de financement, les nuits blanches, la fragilité des productions : hommes et femmes y sont soumis.
Mais dès que l’on quitte le plateau pour les festivals occidentaux, les clichés reprennent le dessus.
La question revient comme un écho insistant :
« Comment réalises-tu des films en tant que femme arabe ? »
Un exotisme inversé, presque condescendant.
Et parfois, des remarques absurdes : « Les films de guerre, c’est un sujet d’hommes ».
Des paroles que, souligne-t-elle, aucun financeur arabe ne lui a jamais adressées.
C’est là que le regard féminin devient politique : il revendique le droit de raconter l’Histoire, d’inscrire la mémoire dans une narration dont les femmes ont trop souvent été tenues à l’écart.
Soudan : un cinéma en résistance
Pour Rawia Hag, réalisatrice soudanaise, le combat commence bien avant le premier clap. Dans un pays où les normes sociales s’imposent avec dureté, entrer dans une école de cinéma relève de l’affront.
La femme artiste doit franchir des frontières invisibles mais redoutables.
Le cinéma soudanais, marqué par la guerre et le silence institutionnalisé, n’a jamais vraiment laissé de place à la voix des femmes.
Aujourd’hui, une génération nouvelle cherche à briser ces murs.
Leur cinéma ressemble à une écriture de lumière sur un mur fissuré, une tentative de capturer l’espoir dans un pays déchiré.
Jehan El-Kikhia : filmer pour réconcilier une fille et son père
Avec Papa et Kadhafi, Jehan El-Kikhia propose l’un des récits les plus intimes.
Son film n’est pas seulement un projet artistique.
C’est une quête. Une tentative de panser une blessure familiale née de la disparition de son père, opposant au régime libyen.
Dans sa traversée, elle rencontre des hommes du même âge que lui, comme si elle cherchait, à travers leurs visages, à reconstituer celui qui lui manque.
Le cinéma devient alors un pont entre deux époques, deux générations, deux mémoires fracturées.
Conclusion : quand les femmes filment, le monde change de visage
Ce qui relie ces réalisatrices n’est pas leur genre, mais leur capacité à faire surgir des récits longtemps étouffés.
Leur regard ne « corrige » pas le cinéma : il le ré-humanise.
Le regard féminin n’est ni tendance, ni slogan.
C’est un tournant.
Un recalibrage de la manière dont l’humanité se raconte elle-même.
Une nouvelle géographie du sensible.



