Ouverture — un film qui parle à travers le silence
Aïcha de Sanaa El Alaoui est un court métrage par sa durée, mais d’une ampleur remarquable dans son intention. Le film adopte le silence comme langage, non pour dissimuler, mais pour révéler. Il ne raconte pas des faits : il fouille, déterre et remue les strates de la mémoire, du rituel, de la douleur corporelle. La caméra devient un instrument empathique, reconfigurant le deuil et interrogeant la manière dont le traumatisme altère le temps, l’identité et la perception de soi.
Rituel et symbolisme — la Gnawa comme mémoire performative
Les cérémonies gnawa authentiques intégrées au film ne relèvent pas de l’ornementation. Elles constituent une mémoire performative. Le rituel agit à la fois comme dispositif narratif et comme mécanisme de cicatrisation collective : il transforme le deuil intime en rituel partagé. Les invocations, les transes, les gestes répétitifs sont autant d’actes symboliques qui témoignent, qui réparent, qui donnent forme à l’indicible.
En convoquant des figures telles que Aïcha Kandicha — archétype culturel complexe — le film brouille délibérément la frontière entre folklore et douleur vécue. Le mythe devient alors une langue capable de dire la souffrance féminine contemporaine.
Temporalité fracturée — la narration non linéaire comme logique traumatique
Aïcha refuse la causalité chronologique. La narration épouse le rythme du traumatisme : des souvenirs intrusifs surgissent, se superposent, effacent les frontières entre hier et aujourd’hui.
Cette structure non linéaire accomplit deux fonctions essentielles :
-
elle reproduit l’expérience psychologique des survivantes,
-
elle plonge le spectateur dans une temporalité élastique où mémoire, rituel et présent coexistent.
Ainsi, le film devient moins un récit qu’une vérité affective, une immersion dans la matière même du souvenir traumatique.
Le corps féminin comme lieu de résistance
Le corps féminin n’est ni objet ni simple surface narrative : il devient une cartographie vivante de blessures et de résistance. Par l’alternance des formats — prises réelles, textures Super-8, animation — Sanaa El Alaoui transforme le corps en texte politique.
Un témoignage contre le silence.
Une revendication de visibilité.
Les cicatrices, les gestes, la participation aux rituels deviennent des actes de protestation, des formes d’insoumission créative.
Inscription dans le cinéma féministe marocain
Aïcha s’inscrit comme une œuvre importante dans le paysage du cinéma féministe émergent au Maroc :
-
Il affirme que les récits féminins exigent une innovation formelle autant qu’un engagement éthique.
-
Il démontre que les pratiques culturelles locales — rituel, musique, folklore — peuvent devenir des matières esthétiques et politiques, non de simples éléments pittoresques.
-
Il renforce la présence croissante des femmes cinéastes marocaines dont la voix internationale se fait entendre avec une précision, une sensibilité et une universalité nouvelles.
Lecture contextuelle — résonances des blessures nationales
Si le film fait écho aux traumatismes collectifs liés aux violences faites aux femmes — évoquant symboliquement des tragédies connues dans l’imaginaire public, telles que celle d’Amina El Filali — cette résonance reste thématique, non documentaire.
Aïcha parle d’une douleur nationale diffuse, sans se prétendre le récit fidèle d’un cas particulier.
Conclusion — un cinéma du témoignage et de la renaissance
Aïcha est un acte cinématographique de témoignage. Il rend le chagrin audible, visible, non pour susciter la pitié mais pour réclamer la reconnaissance.
À travers le symbolisme, le rituel, la mémoire et le mythe, le film crée un espace où le deuil peut devenir un pouvoir collectif.
En cela, Sanaa El Alaoui ne se contente pas de contribuer au cinéma féministe marocain : elle propose une manière nouvelle de transmuter la douleur invisible en discussion commune, et la mémoire blessée en forme de justice esthétique.



