Dans sa récente publication, Rachid El Belghiti offre une lecture profondément humaine et critique de la situation judiciaire marocaine à la lumière des chiffres présentés par le juge Hassan Farhan concernant les manifestations de la jeunesse.
Pour El Belghiti, ces chiffres ne sont pas de simples données juridiques froides, mais le reflet d’une société en tension et le symptôme d’un lien de confiance brisé entre l’État et sa jeunesse.
Son texte n’est pas un réquisitoire contre la justice, mais une tentative de rendre audible la douleur sociale que le pouvoir choisit trop souvent de juger au lieu de la comprendre.
Les chiffres selon El Belghiti : quand la rigueur cache le désordre
El Belghiti rapporte, à partir des déclarations du juge Farhan, que 5 780 personnes ont été arrêtées lors des protestations, dont 3 300 relâchées après vérification d’identité, tandis que 2 480 ont été déférées devant la justice, parmi lesquelles 1 473 en détention préventive.
Ces chiffres, écrit-il, traduisent une tension entre l’apparence d’ordre et la réalité du désarroi.
En posant la question — la justice fut-elle l’expression de l’État de droit ou un rappel brutal des limites du “vivre ensemble” ? — El Belghiti dénonce une pratique où l’arrestation précède la réflexion, où la réaction sécuritaire prime sur la gestion institutionnelle.
Ainsi, la justice devient, selon lui, une suite administrative à la nervosité du pouvoir, non un acte préventif ou réparateur.
Quand la douleur devient l’accusée
El Belghiti attire ensuite l’attention sur ce qu’il appelle “le visage humain des chiffres”.
Les jeunes descendus dans la rue ne cherchaient pas le désordre, mais un espace d’existence.
Il évoque ces travailleurs des zones agricoles d’Inzegane ou d’Aït Amira, qui exportent des tomates vers Helsinki, mais ne peuvent s’en offrir une boîte dans leur propre pays.
Une image saisissante de l’injustice économique devenue moteur de la colère sociale.
À travers cette métaphore, El Belghiti interroge l’essence même du procès :
Était-ce un moment de justice ou le signe d’un État incapable d’entendre la douleur de ses enfants ?
Dans cette perspective, il invite à lire les procès non comme la répression d’un crime, mais comme la mise en accusation d’une déception collective.
Génération Z : le miroir d’une incompréhension
Un autre point majeur du texte d’El Belghiti concerne la jeunesse mineure.
Il note que plus de 160 adolescents figurent parmi les arrêtés, représentant une génération hyperconnectée mais déconnectée de son pays.
Ils voient le monde sur leurs écrans mais butent sur un mur d’exclusion et de chômage.
Pour El Belghiti, cette génération, formée à la liberté d’expression dans l’espace numérique, découvre brutalement la répression quand elle transpose cette liberté dans l’espace public.
Une contradiction qui révèle le fossé culturel et politique entre un État du XXe siècle et une jeunesse du XXIe.
La justice entre dissuasion et réforme
El Belghiti souligne également que le taux de condamnation avoisinant 90 % pose une question dérangeante :
s’agit-il d’une justice réhabilitative ou d’un instrument de discipline sociale ?
Il confronte la rhétorique institutionnelle — “les juges ont pris en compte les conditions sociales” — à une lecture sociologique plus sombre :
juger des centaines de jeunes en bloc, c’est transformer la prison en fabrique d’obéissance, non en école de réinsertion.
Son raisonnement dévoile l’écart entre la rationalité judiciaire et l’absurdité sociale, rappelant que la neutralité du droit devient impossible dans un contexte d’inégalités structurelles.
L’État face à son propre miroir
El Belghiti identifie le cœur du problème : l’État ne comprend pas ce nouveau visage de sa jeunesse, mais croit pouvoir le contenir par les moyens du passé — communiqués officiels, ouverture médiatique temporaire, et sentences lourdes.
Il prévient que cette gestion symbolique de la colère ne l’éteint pas, mais l’accumule, et que chaque décennie rejoue le même scénario : une génération nouvelle, une colère nouvelle, et les mêmes réponses institutionnelles.
Les chiffres comme aveu d’échec collectif
Dans sa conclusion, El Belghiti affirme que les chiffres de la justice ne prouvent pas sa force, mais le vide politique qui les a rendus nécessaires.
Ils témoignent d’un échec à comprendre, à dialoguer et à intégrer.
Pour lui, ces jeunes “élevés par le désespoir” n’ont pas choisi la confrontation : ils y ont été conduits par l’absence d’alternative.
Et il clôt sa réflexion sur une série de questions qui sonnent comme un verdict moral :
Une nation peut-elle bâtir son avenir sur les rapports de police plutôt que sur les réformes sociales ?
Peut-on restaurer la confiance quand l’État voit dans sa jeunesse une menace plutôt qu’une promesse ?



