Lecture analytique de l’article d’Aziz Rabbah
Depuis des décennies, le Maroc vit au rythme de paradoxes criants. D’un côté, des métropoles qui bénéficient d’investissements massifs, s’élargissent et s’inscrivent dans la modernité. De l’autre, des zones rurales et des périphéries qui manquent encore d’eau potable, d’écoles dignes de ce nom, ou d’hôpitaux capables d’assurer des soins élémentaires. C’est ce que l’on appelle désormais, dans le discours public, le « Maroc à deux vitesses ».
Dans son récent article, Aziz Rabbah, ancien ministre et figure politique connue, a tenté d’apporter une réponse à cette problématique structurelle. Il ne s’est pas limité à exposer des idées techniques : il a relié sa réflexion au diagnostic royal formulé dans le discours du Trône, où le roi a affirmé que « le Maroc à deux vitesses » n’est pas le pays qu’il veut construire, mais plutôt un Maroc de justice sociale et territoriale.
Cet article ouvre un champ de discussion. Mais l’essentiel n’est pas de répéter ce qu’a dit Rabbah, plutôt de décoder ses messages implicites et d’interroger la faisabilité réelle de ses propositions. Sommes-nous face à une véritable prise de conscience politique de l’urgence du changement, ou devant une reformulation du même discours réformiste qui, à chaque fois, se heurte au mur de la bureaucratie et des lobbys d’intérêts ?
1. Un diagnostic royal d’une grande précision
Dans son discours, le roi a livré ce qui s’apparente à un diagnostic stratégique de la situation. Les politiques publiques et les plans sectoriels lancés depuis plus de deux décennies ont certes modernisé le pays, mais n’ont pas eu d’impact équitable sur la vie de millions de Marocains, en particulier dans les zones rurales.
Rabbah capte cette idée et souligne que le message royal n’est pas seulement une évaluation, mais bien un renouvellement du pacte entre le roi et le peuple.
Mais une question dérangeante demeure : pourquoi, après vingt ans de stratégies ambitieuses, discutons-nous toujours des mêmes failles ? La réponse réside dans l’écart abyssal entre la planification et l’exécution. Le Maroc sait concevoir des programmes, mais trébuche à l’étape de leur mise en œuvre, prisonnier de la bureaucratie et de l’entrecroisement des intérêts politiques et économiques.
2. Le Maroc à vitesse unique : ambition ou illusion ?
Selon Rabbah, le défi est de passer d’un Maroc à deux vitesses vers un Maroc à vitesse unique, où toutes les catégories sociales et toutes les régions avancent ensemble.
L’idée est séduisante, mais peut-elle se concrétiser dans un pays où les inégalités territoriales sont si profondes ? Les écarts entre Casablanca-Settat et Drâa-Tafilalet, entre le littoral et l’arrière-pays, entre villes et campagnes, ne peuvent être effacés par une simple volonté.
Pour que ce concept de « vitesse unique » ne se transforme pas en slogan creux, il doit s’accompagner de mécanismes de discrimination positive, capables de redonner de l’avance aux territoires oubliés.
3. Des décisions « choc »… mais pour qui ?
Rabbah avance trois décisions dites « choc » :
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Détourner des dizaines de milliards de dirhams vers la santé, l’éducation, l’eau et l’emploi.
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Promouvoir les partenariats public-privé (PPP) pour la réalisation des grands projets.
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Allonger les délais d’exécution de certains projets non urgents.
Ces propositions paraissent raisonnables, mais elles soulèvent plusieurs dilemmes :
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D’où viendront ces milliards dans un contexte marqué par l’endettement croissant ?
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Les PPP garantissent-ils vraiment équité et qualité, ou risquent-ils de transformer des services publics essentiels en sources de profits privés ?
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Le report des mégaprojets – souvent utilisés comme vitrines internationales – est-il politiquement envisageable dans un pays où « l’image » compte autant que l’efficacité sociale ?
Autrement dit, la vraie rupture n’est pas financière mais politique : accepter de remettre en question des habitudes, des priorités et surtout des réseaux d’intérêts solidement installés.
4. La « doctrine des marchés publics » : l’ennemi intérieur
Le point le plus intéressant de l’article de Rabbah est sa critique de ce qu’il appelle la « doctrine des marchés publics ».
Derrière cette expression se cache une culture institutionnelle qui érige les marchés publics en finalité plutôt qu’en outil de développement. Une véritable toile d’acteurs – fonctionnaires, consultants, experts, opérateurs – vit et prospère grâce à ces contrats, sans se soucier de l’impact réel sur les populations.
Le danger n’est donc pas l’absence de ressources, mais la captation de ces ressources par une logique de rente et d’intérêts particuliers. C’est cette « doctrine » qui alimente la persistance du Maroc à deux vitesses : les projets deviennent des opportunités d’enrichissement au lieu d’être des leviers de justice sociale.
5. Santé, éducation, eau, emploi : un consensus sans mise en œuvre
Rabbah rappelle que les vraies priorités nationales se trouvent dans quatre secteurs : la santé, l’éducation, l’eau et l’emploi. Un constat qui ne surprend personne.
Mais le problème est ailleurs : depuis des décennies, tout le monde connaît ces priorités. Pourtant, les hôpitaux manquent de médecins, les écoles sont surchargées, l’eau est rare dans plusieurs régions, et le chômage des jeunes reste massif.
Le véritable enjeu n’est donc pas d’identifier les priorités – elles sont évidentes – mais de rompre avec l’inaction chronique et d’oser une réforme radicale qui redonne confiance aux citoyens.
6. Les leçons internationales : inspiration ou mirage ?
Rabbah cite les exemples de pays riches qui ont changé leur modèle pour mettre « l’humain au centre ». L’idée est inspirante. Mais ces pays disposent d’institutions solides, de mécanismes transparents de reddition de comptes, et d’une volonté politique ferme.
Au Maroc, ces conditions restent fragiles : la reddition de comptes est sélective, la transparence se heurte à la lourdeur administrative, et la volonté politique semble paralysée par la force des lobbys.
Ainsi, la question n’est pas seulement : « Que font les autres pays ? », mais plutôt : le Maroc a-t-il les moyens institutionnels et politiques d’appliquer ces leçons ?
7. Le vrai nœud : l’absence de volonté d’affronter les lobbys
En fin de compte, l’analyse montre que le problème central n’est pas un manque de solutions. Les solutions existent. Mais elles se heurtent à un obstacle majeur : l’absence de volonté politique pour briser les réseaux d’intérêts.
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Qui osera affronter ceux qui vivent de la « doctrine des marchés publics » ?
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Qui acceptera de reporter les projets pharaoniques pour financer des écoles rurales ?
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Qui aura la force de privilégier l’équité sociale sur la logique de prestige ?
Ces questions, Rabbah ne les aborde pas. Ses propositions restent au niveau technique, alors que l’enjeu est essentiellement politique et éthique.
Conclusion : entre ambition et réalité
L’article de Rabbah est précieux car il reconnaît l’ampleur de la crise et met en avant des pistes concrètes. Mais il reste incomplet. Car il évite de nommer le vrai combat : un affrontement direct entre un projet royal de justice territoriale et des lobbys qui prospèrent sur les fractures existantes.
Si le Maroc veut réellement sortir de la logique du « deux vitesses », il devra entreprendre une révolution de gouvernance : transparence totale, rupture avec la rente, et priorisation du bien-être des citoyens.
Sans cela, les belles formules et les plans successifs resteront des promesses suspendues. Le train de la modernisation continuera d’avancer, mais avec deux wagons : l’un pour une élite bénéficiaire, l’autre pour une majorité laissée sur le quai.