Les 19 et 20 juin 2025, Rabat accueille un colloque judiciaire d’envergure, organisé par le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire du Royaume du Maroc en partenariat avec le ministère français de la Justice, sur le thème central de la lutte contre la criminalité organisée transfrontalière. Cette rencontre s’inscrit dans le cadre de ce que les organisateurs qualifient de « partenariat exceptionnel », voulu par Sa Majesté le Roi Mohammed VI et le Président Emmanuel Macron.
Mais derrière les déclarations diplomatiques et les protocoles institutionnels, plusieurs interrogations cruciales émergent :
S’agit-il d’un réel renforcement des capacités judiciaires communes face aux nouvelles formes de criminalité ? Ou d’un transfert technico-juridique à sens unique, révélateur d’asymétries persistantes dans les relations nord-sud ?
Une menace transnationale, des réponses encore fragmentées
Selon le dernier rapport de l’UNODC (2024), l’Afrique de l’Ouest et le Maghreb sont devenus des zones de transit majeures pour les réseaux de trafic de drogue, d’armes et de blanchiment d’argent. Le lien croissant entre ces réseaux criminels et le terrorisme – notamment dans la région du Sahel – complexifie davantage la réponse étatique.
Dans ce contexte, la participation d’acteurs judiciaires du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, de la Mauritanie, de la Guinée et du Gabon prend tout son sens. Toutefois, cela soulève une interrogation stratégique :
Les pays africains peuvent-ils réellement bâtir des systèmes judiciaires solides tout en restant structurellement dépendants du soutien technique européen ?
Le partenariat franco-marocain : vers une synergie judiciaire ou une dépendance élargie ?
La France et le Maroc affichent leur volonté commune de renforcer la coopération judiciaire, notamment dans les domaines de la criminalité financière, de la lutte contre le trafic de drogues, et du blanchiment d’argent. Mais l’histoire récente rappelle que les relations judiciaires bilatérales n’ont pas toujours été sereines — à l’image de la crise de 2014, lorsque les poursuites engagées en France contre des responsables marocains ont mené à la suspension temporaire de la coopération judiciaire.
Le colloque de Rabat symbolise-t-il un dépassement réel de ces tensions ? Ou une coopération dictée par les urgences sécuritaires et géopolitiques plus que par une convergence de visions ?
Une gouvernance judiciaire régionale : mirage ou chantier prometteur ?
L’initiative vise également à établir des passerelles entre l’Afrique et l’Europe en matière d’enquêtes, de traçabilité financière et de récupération d’avoirs criminels. Mais les outils de gouvernance judiciaire, tels que les agences de recouvrement ou les plateformes d’échange de données, restent inégalement développés sur le continent africain.
Comment harmoniser ces systèmes juridiques dans un cadre postcolonial encore marqué par des déséquilibres ?
Quelle place est réellement laissée à l’indépendance judiciaire dans ce dispositif transfrontalier ?
Rabat, capitale sécuritaire ou plaque tournante sous pression ?
Le choix de Rabat n’est pas anodin : capitale politique, centre de diplomatie sécuritaire, et plateforme montante dans les dispositifs de lutte contre l’extrémisme violent, elle tente de s’imposer comme hub régional de coopération judiciaire.
Mais ce rôle croissant soulève aussi des préoccupations :
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Le Maroc risque-t-il de devenir un point de passage obligé pour les enquêtes européennes sensibles ?
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Quelles garanties juridiques protègent sa souveraineté judiciaire face à la multiplication des accords de coopération ?
Conclusion : Construire une justice transnationale juste et souveraine
Ce colloque judiciaire est sans doute un pas important vers un dialogue judiciaire plus structuré entre l’Europe et l’Afrique. Toutefois, il ne saurait masquer l’essentiel :
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L’indépendance des magistrats,
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La transparence institutionnelle,
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L’adéquation entre les priorités judiciaires et les réalités sociales et économiques.
Une justice réellement efficace face à la criminalité organisée doit reposer sur un équilibre entre coopération internationale et renforcement des souverainetés locales, loin des logiques d’imposition technique.