L’intervention d’Abdelouafi Laftit devant la Commission de l’Intérieur, des Collectivités territoriales, de l’Habitat et de la Politique de la ville, le 20 novembre, ne fut pas un simple exposé technique. Elle marqua un moment de confrontation institutionnelle, entre la volonté de moraliser la vie politique et la crainte profonde de voir l’image de l’institution parlementaire ternie par des « zones d’ombre ».
Le ministre a été clair et sans ambiguïté :
« Notre objectif est d’empêcher l’accès au Parlement à toute personne entourée de soupçons. »
Cette déclaration, simple en apparence, reflète en réalité l’accumulation d’un malaise structurel dans la relation de l’État avec les partis politiques et dans celle des partis avec une société ayant perdu confiance dans les mécanismes d’élaboration des élites politiques. Ainsi, ce qui pourrait sembler être un choix technique est en fait une sanction implicite envers l’incapacité des partis à produire eux-mêmes des candidatures crédibles et compétentes.
I. Pourquoi ce tournant législatif ?
La présence de parlementaires poursuivis judiciairement n’est pas nouvelle. Ce qui est inédit, c’est que la répétition de ces cas ait fait du « suivi judiciaire » un problème structurel et non individuel.
Le véritable problème ne réside pas seulement dans la présence de députés poursuivis, mais dans le fait que le citoyen s’en est progressivement accommodé, ce qui constitue une menace pour la légitimité démocratique de l’institution.
II. La loi organique 53.25 : réforme ou fuite en avant ?
La loi organique 53.25 étend les cas de déchéance d’éligibilité et prolonge les interdictions issues des condamnations judiciaires. Mais derrière cette technicité se cache une réalité politique claire :
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L’État exprime sa défiance envers la capacité des partis à garantir des listes « propres ».
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La loi devient un outil de régulation politique, et non seulement juridique.
La remarque du ministre sur « la connaissance du nombre de députés poursuivis » n’est pas anodine : elle souligne que l’État est conscient des limites de l’auto-régulation partisane et intervient là où celle-ci échoue.
III. Quand la loi supplante la politique
Dans les démocraties réussies, la moralisation politique passe par l’auto-régulation des partis : comités d’éthique, formations, mécanismes de contrôle interne.
Au Maroc, c’est l’inverse : la loi se substitue à la réforme interne des partis.
Cela soulève un dilemme : transformer le critère de « suspicion » – concept juridique non défini – en critère légal ouvre la porte à une administration pouvant exclure des candidats avant tout jugement judiciaire, créant un potentiel conflit entre l’État administratif et l’autorité judiciaire.
IV. Une dimension souveraine : le Parlement comme vitrine diplomatique
Selon l’analyste Tarik Atlati, cette orientation s’inscrit dans le cadre des priorités souveraines du Royaume, notamment la consolidation du projet d’autonomie dans les provinces du Sud auprès des Nations unies.
Un Parlement entaché de poursuites judiciaires nuirait à la crédibilité institutionnelle du pays sur la scène internationale.
Ainsi, la loi organique 53.25 n’est pas seulement un instrument de moralisation interne : c’est une préparation institutionnelle visant à projeter une image de stabilité et de sérieux à l’extérieur.
V. Une réforme interne ou un choix d’exclusion politique ?
L’universitaire Abdelhafid Adminou rappelle que certaines demandes de limitation des candidatures venaient directement des partis eux-mêmes, mais souvent pour éviter l’embarras public, et non pour réformer profondément leurs structures.
Autrement dit, les partis souhaitent la loi pour se protéger, non pour se transformer.
VI. La loi peut-elle créer de nouvelles élites ?
Empêcher l’accès au Parlement à des « suspects » ne garantit pas l’émergence de compétences nouvelles. La loi agit comme un filtre défensif, mais ne construit pas de leadership crédible.
Un véritable renouvellement exigerait :
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formation politique,
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élaboration de partis visionnaires,
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voies internes de promotion,
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financement transparent,
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mécanismes démocratiques internes.
Sans ces éléments, l’on risque de passer des candidats « douteux » à des candidats sans substance politique réelle.
VII. Responsabilité partagée : partis et électeurs
Comme le souligne Adminou, les électeurs contribuent à ce système par leur approche pragmatique ou clientéliste, transformant l’achat de loyautés en pratique acceptée.
La loi ne peut corriger ce biais électoral ; elle ne peut qu’exclure ceux qui dépassent le seuil légal.
VIII. Le modèle marocain : entre deux réalités
Nous sommes face à une équation complexe :
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un État qui cherche des institutions fortes et crédibles,
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des partis incapables de produire eux-mêmes des candidats intègres et compétents.
La loi agit comme un intermédiaire de contrôle, ni réforme totale, ni simple façade, mais un mécanisme de gestion des marges résiduelles.
Conclusion analytique : réforme ou aveu de défiance ?
La législation stricte sur les « suspects » représente une avancée symbolique et pratique pour la moralisation politique.
Mais elle véhicule aussi un message implicite :
l’État ne fait plus confiance aux partis pour produire des candidats « propres ».
Ainsi, poser la question « réponse aux exigences partisanes ou aveu de perte de confiance ? » est insuffisant. La question véritable reste :
La loi, aussi stricte soit-elle, pourra-t-elle restaurer la confiance dans un Parlement dont l’éclat s’est terni ? Ou le Maroc a-t-il besoin d’un projet plus profond, visant à reconstruire la politique elle-même, depuis ses racines ?
Le verdict sera rendu lors des élections de 2026, véritable test non seulement de l’efficacité de la loi, mais aussi de la capacité de la nation à produire une élite parlementaire digne de ses ambitions.



