Entre 2014 et 2025, le Maroc a bénéficié de financements européens considérables destinés à la gestion des migrations. Mais selon une étude analytique récente, près de 80 % de ces fonds ont été orientés vers la surveillance et le contrôle des frontières, tandis qu’une part infime a soutenu la protection des migrants et leur intégration.
Ce chiffre, au-delà de sa valeur comptable, révèle un glissement profond dans la logique du partenariat entre l’Union européenne et le Maroc : s’agit-il d’un partenariat humaniste, ou d’un contrat sécuritaire où le Maroc joue le rôle du “gardien du Sud” de l’Europe ?
De la coopération au contrôle : un tournant silencieux
Le changement s’est amorcé en 2014, avec la création du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique, doté de deux milliards d’euros. Cette initiative, censée favoriser le développement et la stabilité, a progressivement glissé vers une approche centrée sur la sécurité.
Entre 2018 et 2020, la pression migratoire vers l’Espagne a conduit l’Union européenne à allouer plus de 170 millions d’euros à la gestion des frontières marocaines. Les programmes d’intégration et de protection, eux, sont restés marginaux.
Dès lors, l’équilibre s’est rompu : le sécuritaire a supplanté le social et le droit.
La logique européenne : apaiser les peurs internes
Sous la montée des populismes et des discours anti-immigration, l’Union européenne cherche à rassurer son opinion publique. Le message est clair : “nous contrôlons la situation”. Ainsi, les fonds européens privilégient désormais la technologie de surveillance, la formation sécuritaire, et la coopération policière, au détriment des projets d’insertion sociale.
Le Maroc devient ainsi un acteur délégué, au cœur de ce que les chercheurs appellent la “délégation externe du contrôle migratoire” : l’Europe externalise sa frontière pour mieux la maîtriser.
Le Maroc : partenaire stratégique ou simple exécutant ?
Pour le Maroc, cette relation est à double tranchant. D’un côté, elle renforce sa place diplomatique et lui assure des ressources financières importantes ; de l’autre, elle l’enferme dans un rôle fonctionnel : celui de rempart migratoire.
Ce positionnement suscite un débat essentiel : cette coopération sert-elle une politique migratoire nationale fondée sur les droits et l’inclusion, ou bien prolonge-t-elle une dépendance politique et financière vis-à-vis de Bruxelles ?
Le glissement humanitaire : de la protection à la dissuasion
Le discours officiel européen invoque souvent la “protection des migrants”, mais les chiffres racontent une autre histoire.
Seuls 32 millions d’euros ont été consacrés aux droits des migrants sur dix ans, soit moins de 4 % du total.Pendant ce temps, des centaines de millions ont financé les radars, les caméras thermiques et les unités de surveillance.
Les migrants eux-mêmes, notamment durant la pandémie de Covid-19, ont souvent été exclus des dispositifs de protection sociale. Le mot “protection” semble désormais se confondre avec “confinement”.
Les effets d’un déséquilibre structurel
Cette orientation sécuritaire produit des effets concrets :
– une intégration sociale quasi absente ;
– un climat de méfiance entre migrants et institutions ;
– la persistance de discriminations culturelles et économiques ;
– et un cadre juridique encore inachevé pour le droit d’asile.
Ainsi, les financements européens, censés soutenir la “bonne gouvernance migratoire”, se transforment en instruments de contrôle, non en leviers de développement humain.
L’impasse conceptuelle : sécurité sans développement, droits sans moyens
L’Union européenne revendique un équilibre entre “sécurité et humanité”.
Pourtant, sur le terrain, la sécurité absorbe la majorité des ressources, tandis que les droits humains restent un discours de façade.
Le Maroc, de son côté, ne consacre toujours pas de budget national conséquent à la migration, dépendant ainsi d’un financement externe souvent conditionné.Peut-on, dès lors, construire une politique migratoire souveraine quand son financement dépend de la peur européenne ?
Repenser le modèle : les pistes d’un rééquilibrage
L’étude publiée par Migrapress plaide pour une refonte du modèle actuel :
– rediriger la moitié des fonds européens vers l’intégration économique, sociale et la migration légale ;
– actualiser le cadre législatif national sur l’asile et la migration ;
– instaurer des accords transparents de mobilité, de formation et de migration circulaire ;
– et renforcer la formation aux droits humains des acteurs de terrain.
Ce n’est pas seulement une réforme technique, mais une redéfinition de la relation entre sécurité et développement.
Lire entre les lignes : la raison contre la peur
Certes, la gestion sécuritaire répond à une nécessité : lutter contre les réseaux de traite et les trafiquants d’êtres humains.
Mais sans perspective d’intégration, toute politique migratoire devient une simple politique de blocage.
Comment endiguer la migration irrégulière sans ouvrir de voies légales ?
Comment parler de droits humains si les moyens de les défendre sont quasi inexistants ?
Ces questions rappellent que la migration est d’abord un fait humain, avant d’être un problème administratif.
Pour une approche équilibrée : replacer l’humain au centre
Gérer les migrations, ce n’est pas ériger des murs, c’est construire des passerelles.
Au lieu de multiplier les budgets pour les radars et les barbelés, il serait plus utile d’investir dans l’éducation, la formation, et l’emploi — autant de leviers qui réduisent naturellement la migration forcée.
L’Europe gagnerait à voir le migrant non comme une menace, mais comme un acteur de développement partagé.
Questions ouvertes
– Le Maroc peut-il s’émanciper d’une dépendance aux financements conditionnés ?
– L’Union européenne acceptera-t-elle un partenariat qui mise sur la confiance plutôt que sur la surveillance ?
– Et si la migration devenait enfin un espace de coopération humaine, plutôt qu’un théâtre de contrôle politique ?
Conclusion : le choix entre le mur et le pont
Le problème n’est pas l’argent, mais l’intention qui le dirige.
Les fonds européens servent aujourd’hui davantage à fortifier des frontières qu’à renforcer des destins.
Si l’Europe veut rester fidèle à ses valeurs, elle doit investir dans l’humain avant les clôtures. Et si le Maroc veut incarner un modèle africain de stabilité et de solidarité, il doit faire de la dignité des migrants un pilier de sa propre souveraineté morale.



