mardi, décembre 2, 2025
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Entre plaintes et promesses : la lutte contre la corruption au Maroc à l’épreuve du réel

Au Maroc, la confiance envers l’administration ne se mesure pas à la quantité d’annonces officielles, mais à la sensation intime que ressent le citoyen lorsqu’il franchit le seuil d’un bureau public. Cette impression — faite d’espoir et de désillusion — illustre la tension actuelle entre discours réformateur et réalité quotidienne, alors que le gouvernement procède à une nouvelle évaluation de sa stratégie nationale de lutte contre la corruption.

Les chiffres présentés sont impressionnants : 134 437 plaintes reçues via le portail national Chikaya, dont 65,96 % auraient été traitées. Mais derrière cette avalanche de données se cache une interrogation essentielle : ces indicateurs traduisent-ils un progrès réel ou l’expression numérique d’une crise de confiance persistante entre l’État et ses citoyens ?

Chikaya, ou la citoyenneté à travers la plainte

Se plaindre, dans un État moderne, n’est pas un signe de faiblesse, mais un acte civique. La plateforme Chikaya, mise en place par le ministère délégué chargé de la Transition numérique et de la Réforme administrative, est devenue une agora virtuelle où s’expriment frustrations, colères et espoirs.

D’après la ministre Aml Falah Essaghrouchni, l’ensemble des 38 départements ministériels y sont intégrés à 100 %, tout comme 1 590 collectivités territoriales et 119 établissements publics, couvrant près de 43 % du champ administratif.
Mais cet élargissement traduit-il une véritable mutation culturelle de la gouvernance, ou n’est-il qu’une numérisation d’une bureaucratie toujours prisonnière de ses lenteurs et de ses réflexes hiérarchiques ?

La technologie peut moderniser la façade, mais elle ne transforme pas l’esprit d’un système sans volonté politique profonde. L’État écoute, certes, mais le citoyen continue de douter que sa voix produise un effet tangible.

Les chiffres qui rassurent… et ceux qui dérangent

Le rapport présenté devant la Commission de la justice et des droits de l’Homme se voulait rassurant : le centre d’appel administratif répond désormais en arabe et en amazighe, et a traité 15 310 demandes entre janvier et octobre 2025.
Mais que mesurent réellement ces chiffres ? La qualité du service ou la simple activité du système ?
Combien de réclamations ont abouti à une réparation concrète ? Et combien se sont perdues dans les labyrinthes numériques de l’administration ?

On devine ici une contradiction : le gouvernement s’emploie à améliorer les outils de communication, sans pour autant s’attaquer à la culture du silence et de l’impunité qui gangrène encore le service public.

L’amazighe dans l’administration : symbole ou changement réel ?

L’intégration de la langue amazighe dans les sites officiels, les transports publics et même les séances parlementaires constitue, sur le plan symbolique, une avancée notable.
Mais au-delà du geste politique, la question reste entière : s’agit-il d’une véritable reconnaissance de la pluralité culturelle du pays, ou simplement d’un conformisme institutionnel face aux exigences constitutionnelles ?

L’administration ne devient pas plus proche parce qu’elle parle plusieurs langues, mais lorsqu’elle adopte le langage de la transparence, de la justice et de la responsabilité.

Le fléau qui résiste : la corruption comme structure

Depuis 2016, le Maroc s’est doté d’une stratégie nationale de lutte contre la corruption. Un chantier ambitieux, mais dont l’efficacité reste incertaine.
La ministre évoque plusieurs initiatives :

  • Un nouveau projet de loi sur la déclaration de patrimoine,

  • Un autre sur la prévention des conflits d’intérêts,

  • Un rapport d’évaluation couvrant la période 2019–2024,

  • Et une collaboration avec l’Instance nationale de la probité pour intégrer les indicateurs d’intégrité de l’OCDE.

Des réformes, certes. Mais dans quelle mesure ont-elles changé le comportement de l’administration ?
Le Maroc a-t-il réellement asséché les sources du clientélisme, ou s’est-il contenté de les réguler ?

Alors même que la stratégie touche à sa fin (2016–2025), les citoyens continuent de dénoncer les mêmes pratiques : favoritisme, lenteur, et opacité.
Le décalage entre le système déclaré et le système vécu reste abyssal.

La réforme structurelle : une question de courage politique

Aucune réforme ne peut réussir sans volonté de rupture. On ne bâtit pas une administration intègre sans une élite intègre.
Les lois ne suffisent pas ; il faut une culture de la responsabilité où la compétence prime sur l’allégeance, et où la sanction devient aussi naturelle que la nomination.

Tant que la lutte contre la corruption restera un dossier administratif plutôt qu’un projet de société, elle sera condamnée à tourner en rond.
La vraie question n’est plus “comment punir les corrompus”, mais “comment reconstruire la confiance”.

La transparence : un projet de civilisation

En rejoignant les indicateurs internationaux d’intégrité, le Maroc affirme vouloir être jugé selon les standards de la bonne gouvernance mondiale. Mais cette volonté de conformité ne produira d’effet que si elle s’accompagne d’un engagement moral : celui de rendre des comptes.

Car la corruption ne réside pas seulement dans les pots-de-vin, mais dans le silence des institutions lorsqu’elles échouent, et dans l’absence de courage pour reconnaître l’erreur.
À quoi sert la déclaration de patrimoine si ses résultats restent confidentiels ?
À quoi servent les rapports s’ils ne nourrissent pas de véritables politiques publiques ?

De la plainte à la confiance

Les 134 000 plaintes reçues sont plus qu’un chiffre ; elles racontent une société qui espère encore.
Chaque réclamation est un acte de foi envers l’État, mais aussi un rappel douloureux de ses manquements. Tant que ces plaintes ne se traduiront pas en réformes concrètes, elles resteront le symptôme d’une démocratie administrative inachevée.

Peut-on transformer cette masse de données en outil de réforme ?
Peut-on passer de la gestion des plaintes à la gestion de la confiance ?
Ce serait là le véritable tournant d’une administration moderne.

Conclusion : l’intégrité, miroir de la société

La lutte contre la corruption ne peut être un monopole gouvernemental. Elle commence dans les comportements quotidiens : le fonctionnaire qui refuse le pot-de-vin, le journaliste qui enquête, le citoyen qui persiste à demander justice.

Mais cette probité diffuse a besoin d’un État qui écoute non pour se justifier, mais pour se réformer.
Entre Chikaya et les stratégies nationales, le Maroc avance, lentement mais sûrement, sur un fil tendu entre promesse et désillusion.

Et la question demeure, lancinante :Sommes-nous en train de réformer la corruption, ou simplement de gérer la réforme ?

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