Quand la rue parle le langage d’une nouvelle génération
Le dernier week-end de septembre 2025 a offert au Maroc une image inattendue : de jeunes visages, souvent à peine majeurs, défiant le cordon sécuritaire de Rabat et d’autres villes, scandant des mots simples mais lourds de sens : « Nous voulons la santé et l’éducation… pour nous et pour les enfants de ceux qui nous frappent. »
Cette phrase, captée dans une vidéo largement diffusée par le site As-Sawt, n’est pas qu’un slogan improvisé. Elle résume une contradiction profonde : une jeunesse qui revendique ses droits fondamentaux tout en rappelant aux forces de l’ordre que leurs propres familles souffrent des mêmes carences. C’est une grammaire nouvelle, celle d’une génération post-idéologique, qui parle en termes de besoins concrets plutôt que de programmes politiques.
Qui sont les « Gen Z » marocains ?
La Génération Z au Maroc est celle des smartphones, des réseaux sociaux et du « live » permanent. Elle a grandi dans un monde connecté où les comparaisons sont immédiates : un jeune de Taounate peut, d’un clic, mesurer l’écart entre son quotidien et celui d’un étudiant de Barcelone ou de Montréal.
Ce décalage nourrit une double conscience : ouverture sur le monde, mais enfermement dans des réalités locales dégradées. L’éducation et la santé deviennent alors les symboles d’une fracture sociale insupportable. Contrairement aux générations précédentes, ces jeunes ne se tournent pas vers les partis politiques ou les syndicats pour médiatiser leurs frustrations : ils investissent directement la rue et les plateformes numériques.
Témoignages bruts : entre douleur et ironie amère
Les enregistrements vidéo restituent des paroles sans filtre.
Un jeune explique : « Nous voulons juste des écoles et des hôpitaux décents. »
Une jeune fille de Taounate raconte : « L’hôpital provincial n’a ni équipement, ni médecins, ni médicaments. Comment peut-on accepter cela en 2025 ? »
Un autre interpelle avec ironie : « On dépense des milliards pour le Mondial, sur le dos des sinistrés du Haouz et des inondations, alors que les priorités comme la santé et l’éducation sont ignorées. »
Cette ironie n’est pas gratuite : elle traduit la conscience aiguë d’une hiérarchie des priorités perçue comme injuste, voire cynique.
Des protestations pacifiques… mais réprimées
Selon les jeunes présents, les sit-in avaient été pensés comme pacifiques, destinés à « faire passer le message à la presse ». Pourtant, la réalité décrite est celle d’un encerclement policier massif, d’interdictions systématiques et d’arrestations arbitraires.
La scène rappelle le printemps arabe de 2011, mais avec une différence notable : ces adolescents n’ont pas vécu cette séquence. Leur rapport à la contestation est dénué de nostalgie militante. Ils sont le produit d’un après-2011, d’un temps où la politique institutionnelle est discréditée, mais où l’espoir d’un changement par la rue reste intact.
Lire entre les lignes : que disent-ils vraiment ?
Derrière l’émotion des slogans, trois messages essentiels émergent :
-
Reprioriser les choix nationaux : les jeunes posent une question frontale – comment justifier l’investissement colossal dans les stades du Mondial 2030 alors que les hôpitaux régionaux manquent de lits et d’ambulances ?
-
Refus de la récupération politique : les manifestants insistent : « Nous n’avons aucun lien avec des partis ou avec l’étranger. » Ils veulent préserver la pureté sociale de leur mobilisation.
-
La dignité avant l’emploi : ce qui frappe, c’est l’absence de revendications salariales. Le cri porte d’abord sur l’accès à la santé et à l’éducation, c’est-à-dire aux conditions minimales d’une vie digne.
L’État a-t-il mal lu le signal ?
La réponse la plus évidente est oui.
Plutôt que de tendre l’oreille à une colère légitime, l’appareil sécuritaire a réagi selon un schéma classique : quadrillage, répression, arrestations.
Or, cette stratégie est à courte vue. Éteindre un foyer de contestation ne règle pas ses causes. La vraie question est : n’est-il pas plus rationnel d’investir dans des services publics qui garantissent la paix sociale, que dans une gestion policière coûteuse et délétère pour l’image du pays ?
Les partis politiques : spectateurs impuissants
L’autre révélation de ces mobilisations est le vide politique abyssal. Aucun slogan partisan, aucun relais associatif structuré.
Les partis – qu’ils soient de gouvernement ou d’opposition – apparaissent déconnectés. Leurs discours ne trouvent plus écho. La Génération Z exprime une défiance totale vis-à-vis d’une classe politique qui ne semble ni représenter leurs préoccupations, ni être en mesure de les traduire en politiques publiques.
La fracture territoriale en pleine lumière
Les voix les plus fortes viennent de régions marginalisées : Taounate, le Haouz, les périphéries d’Agadir. La contestation n’est pas le monopole de la capitale : elle est le cri de la périphérie contre le centre.
Cette dynamique met en évidence une fracture structurelle : un Maroc « vitrine » pour l’international, moderne et connecté, et un Maroc profond, privé de services essentiels. La protestation des jeunes donne chair à cette dichotomie, et la rend politiquement explosive.
Une contradiction à l’échelle internationale
Le Maroc prépare activement la Coupe du Monde 2030 et se présente comme un modèle de stabilité régionale. Mais les images de jeunes réprimés, circulant sur les réseaux et reprises par certains médias étrangers, viennent fissurer ce récit.
Voilà la grande contradiction : le pays cherche une reconnaissance internationale à travers de grands événements sportifs et diplomatiques, mais il néglige la base sociale qui conditionne cette image.
Questions ouvertes pour l’avenir
-
L’État acceptera-t-il de revoir ses priorités budgétaires pour placer la santé et l’éducation au sommet de l’agenda national ?
-
Une plateforme institutionnelle de dialogue avec la jeunesse sera-t-elle créée, afin d’éviter que la rue ne devienne le seul espace d’expression ?
-
Les partis sauront-ils se réinventer pour ne pas perdre définitivement cette génération ?
-
Les associations et ONG prendront-elles le relais pour médiatiser et canaliser les revendications de façon constructive ?
Conclusion : un avertissement venu du futur
Les protestations de fin septembre ne sont pas un simple épisode. Elles marquent l’entrée en scène d’un acteur social inédit : une Génération Z marocaine qui ne croit plus aux promesses électorales, mais qui ne renonce pas à réclamer ses droits.
Leur slogan le résume avec une force rare : « Nous voulons la santé et l’éducation… pour nous et pour les enfants de ceux qui nous frappent. »
Ce n’est pas seulement une revendication. C’est un rappel brutal : l’avenir est commun. Entre les jeunes qui crient et un État qui doit écouter, il reste une chance d’éviter l’irréparable. Mais cette chance ne se saisira qu’au prix d’un changement de cap clair, courageux et rapide.