La condamnation de l’activiste Ibtissam Lachgar à deux ans et demi de prison ferme et à une amende de 50.000 dirhams, pour avoir diffusé une photo portant un tee-shirt jugé offensant envers la divinité, a déclenché un vif débat au Maroc. L’affaire dépasse le simple cadre judiciaire pour mettre en lumière une tension profonde : faut-il considérer la liberté d’expression comme un droit absolu, ou doit-on préserver avant tout les sacralités religieuses et nationales qui structurent l’identité du pays ?
Droits humains vs. valeurs religieuses : deux lectures opposées
D’un côté, Saïda El Barahma, présidente de l’Association marocaine des droits humains, estime que la décision est « injuste, inéquitable et juridiquement infondée ». Selon elle, l’acte incriminé relève de la liberté d’opinion et d’expression, reconnue par la Constitution et les conventions internationales ratifiées par le Maroc. Elle rappelle que le préambule de la Constitution stipule l’obligation d’harmoniser les lois nationales avec les engagements internationaux, ce qui, à ses yeux, n’a pas été respecté dans ce cas.
À l’inverse, Hassan Al Mous, chercheur en sciences religieuses et membre du Centre Maqasid d’études et de recherches, défend le verdict. Pour lui, la liberté d’expression ne peut justifier une atteinte aux sacralités qui unissent les Marocains. « Même les démocraties les plus avancées protègent leurs symboles fondateurs. Le laisser-faire dans ce domaine pourrait menacer la paix sociale », affirme-t-il, soulignant que la religion fait partie intégrante de l’ordre public au Maroc.
Le dilemme marocain : liberté ou sacralité ?
Le débat est particulièrement sensible dans le contexte marocain. Pays à majorité musulmane (99 % de la population), le Maroc se fonde sur la trilogie « Dieu, Patrie, Roi », qui n’est pas seulement un slogan mais un socle identitaire et constitutionnel. L’Institution de l’Emirat des croyants, garante de la religion et de l’unité nationale, joue un rôle central dans la régulation de la relation entre liberté individuelle et respect des valeurs collectives.
Dès lors, une question cruciale se pose : jusqu’où peut s’étendre la liberté d’expression dans un État qui place la protection du sacré au cœur de son identité constitutionnelle et politique ?
Au-delà du tribunal : une bataille de visions
L’affaire Lachgar illustre un clivage plus large entre deux visions du Maroc :
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Un courant moderniste et droit-de-l’hommiste, qui plaide pour une application stricte des engagements internationaux et une dépénalisation des atteintes aux sacralités.
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Un courant conservateur, qui considère que la liberté d’expression doit rester encadrée par le respect des valeurs religieuses et nationales afin de préserver la cohésion sociale.
En toile de fond, se joue une question plus large : s’agit-il d’un incident isolé ou du signe avant-coureur d’un conflit identitaire plus profond sur la direction que doit prendre le pays ?
Conclusion
Le jugement contre Ibtissam Lachgar n’est pas seulement une décision judiciaire, mais le reflet d’une équation complexe qui confronte deux impératifs : garantir la liberté d’expression et protéger les fondements religieux et symboliques de la nation. Le Maroc, qui inscrit les deux principes dans sa Constitution, se retrouve une fois de plus face à un défi majeur : comment concilier ouverture et spécificité, droits universels et valeurs locales, liberté individuelle et cohésion collective ?



