Dans un pays qui se targue de ses réformes constitutionnelles et de son engagement en faveur d’un État de droit, une scène aussi simple – comme celle d’un villageois s’inclinant pour embrasser la main d’un gouverneur provincial – suffit à ébranler ce discours officiel, et à mettre en lumière la tension latente entre les représentations modernes du pouvoir et la réalité de la relation entre l’État et le citoyen dans les marges du Maroc profond.
L’incident s’est produit récemment dans une commune de la province de Chefchaouen, lorsqu’un vieil homme a embrassé la main du gouverneur Mohammed Alami Waddan lors de l’inauguration de projets de développement. Un geste que l’intéressé a visiblement rejeté, mais qui n’a pas empêché la scène de soulever un flot d’interrogations existentielles sur la relation entre l’autorité et la société, notamment en milieu rural, où respect rime parfois avec soumission, obéissance avec crainte, et citoyenneté avec statut de sujet.
Au-delà du geste : marque de respect ou héritage de soumission ?
Certains pourraient interpréter ce geste comme une expression individuelle de respect ou de bonne intention, mais au fond, il révèle la persistance de représentations archaïques du pouvoir dans l’esprit d’une large partie des citoyens, particulièrement dans les zones rurales. L’agent de l’autorité y est perçu non pas comme un simple fonctionnaire de l’administration publique, mais comme une figure d’autorité absolue incarnant l’État dans toute sa symbolique.
Cette relation inégalitaire souligne un dysfonctionnement structurel dans le processus de « transition démocratique » entamé par le Maroc depuis le début du règne actuel en 1999, censé inaugurer une nouvelle conception de l’autorité fondée sur la proximité avec le citoyen, la transparence et la dignité.
Analyse juridique : un comportement en décalage avec l’esprit du temps
Le professeur de droit public Mohamed Yahya estime que de telles pratiques sont « étrangères au Maroc d’aujourd’hui, et incompatibles avec le nouveau concept de l’autorité ». Selon lui, le pays a accompli des progrès importants vers la démocratisation, et le baiser de la main d’un représentant de l’État n’a pas sa place dans une citoyenneté mature – même s’il est motivé par les traditions ou la bonne foi.
Il précise que « le baiser de la main, dans la culture marocaine, est traditionnellement réservé aux parents, à certains religieux, ou au roi, en tant que figure chargée d’une symbolique historique et politique particulière – ce qui ne saurait être comparé aux fonctionnaires de l’administration locale. »
Représentations sociales : où l’État a-t-il échoué ?
Pour le politologue Abdellah Abou Aouad, cet incident est révélateur de la culture rurale qui continue de conférer à l’agent de l’État une symbolique bien supérieure à sa fonction réelle. « Dans l’esprit de nombreux habitants, le gouverneur, c’est l’État », affirme-t-il. L’analphabétisme, la méconnaissance des droits fondamentaux et l’absence d’éducation juridique rendent ces comportements non seulement fréquents, mais acceptés.
Ce qui est plus inquiétant, selon lui, c’est que ces représentations dépassent parfois les frontières rurales pour s’infiltrer, de manière plus subtile, dans certaines petites villes, où les institutions étatiques peinent encore à ancrer une culture citoyenne basée sur l’égalité entre administration et citoyen.
Un problème plus profond : le fossé entre discours d’État et réalité sociale
L’événement rappelle avec acuité le décalage entre le discours officiel sur la dignité et les droits, et les pratiques quotidiennes qui perpétuent une hiérarchie rigide et une sacralisation injustifiée de certains représentants de l’administration territoriale. Quand mettrons-nous fin à cette image du responsable intouchable, que l’on ne remet pas en question, et devant qui le citoyen doit s’incliner, au lieu de dialoguer ou de réclamer ses droits ?
Alors que le Maroc entretient des partenariats stratégiques avec ses alliés européens et se présente comme un modèle de stabilité et de démocratie dans la région, ce type de comportement constitue une épine dans le pied de ce discours. D’autant plus que des organisations internationales telles que Human Rights Watch ou Freedom House ont déjà souligné à plusieurs reprises l’écart entre les textes législatifs avancés et leur mise en œuvre concrète.
Des questions brûlantes à poser :
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Qu’est-ce qui pousse un citoyen, en 2025, à embrasser la main d’un représentant de l’État ?
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L’école, les médias et la société civile ont-ils échoué à forger un citoyen critique plutôt que soumis ?
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Pourquoi le ministère de l’Intérieur ne prend-il pas des mesures claires pour mettre fin à ces pratiques ?
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Sommes-nous face à un acte isolé ou au symptôme d’une culture plus enracinée ?
Conclusion : un geste qui résume un combat inachevé
Il serait réducteur de voir dans cet acte une simple manifestation d’émotion de la part d’un vieil homme. Il s’agit en réalité du reflet d’un déséquilibre profond dans la relation entre l’État et ses citoyens. Tant que l’État ne s’engagera pas dans un véritable travail d’éducation culturelle et institutionnelle pour redonner toute sa place à la dignité citoyenne, et redéfinir la figure du représentant de l’État comme un simple serviteur public – et non comme une figure qu’on vénère sans discuter – de telles scènes continueront de se répéter. Et elles gêneront le Maroc… devant lui-même, avant même de le gêner face au monde.