La décision du Conseil supérieur de la communication audiovisuelle (HACA) de classer sans suite plus de 190 plaintes visant la diffusion par la chaîne 2M du concert du rappeur marocain ElGrande Toto, lors de la dernière édition du festival « Mawazine – Rythmes du Monde », a relancé un débat de fond sur les limites de la liberté d’expression artistique et sur la responsabilité des médias publics dans la préservation des valeurs partagées.
Bien que les plaintes adressées à l’instance aient pointé du doigt ce qu’elles qualifient de « scènes et expressions contraires à la pudeur et aux bonnes mœurs », la HACA a précisé dans son communiqué que sa mission n’est ni de juger le goût artistique, ni d’imposer une morale uniforme, mais plutôt de garantir la conformité des contenus audiovisuels avec la législation en vigueur, dans le respect des valeurs de pluralisme, d’ouverture et de liberté d’expression consacrées par la Constitution.
Or, même fondée juridiquement, cette décision soulève des problématiques complexes, notamment :
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Comment concilier liberté de création et devoir de protection de l’enfance ?
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Les cahiers des charges sont-ils suffisants pour encadrer les contenus audiovisuels publics ?
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Quel est le rôle des médias publics : simple divertissement ou encadrement culturel actif ?
Liberté d’expression ou anarchie symbolique ?
Le producteur artistique Moufide Sebbai considère cette décision comme un rappel indirect adressé aux chaînes publiques, quant à l’obligation de respecter les normes prévues, notamment celles relatives aux avertissements sur les tranches d’âge recommandées pour la consommation de certains contenus.
Selon lui, l’absence de telles mentions peut engendrer une « anarchie symbolique » dans le paysage audiovisuel. Il ajoute que les critères de censure ne sont jamais figés, mais évoluent avec les générations, d’où l’enjeu de forger une référence équilibrée, ni trop conservatrice ni excessivement permissive.
Valeurs en débat : l’art comme expression ou dérive ?
De son côté, Ayoub Trabi, secrétaire général du Syndicat professionnel pour la protection et le soutien des artistes, affirme que la décision de la HACA montre une orientation claire en faveur de la liberté artistique, tout en soulignant la responsabilité des médias publics de veiller à un contenu respectueux des valeurs communes.
Dans une position mesurée, Trabi défend le rap comme une forme d’expression des jeunes, tout en dénonçant certaines « dérives » liées à la diffusion de paroles choquantes sans filtre ni contrôle, appelant à instaurer une autocensure interne dans les médias comme premier rempart, avant l’intervention des autorités de régulation.
Cette posture met en lumière le dilemme central de l’art dans l’espace public :
Est-il un outil d’influence culturelle, un langage symbolique, ou simplement un produit de consommation répondant à la logique du marché, peu importe son effet social ?
Données chiffrées : quel impact du contenu musical sur la jeunesse ?
Une étude américaine a montré que l’exposition répétée à des contenus musicaux via la télévision, Internet ou les magazines peut favoriser des comportements à risque, comme le tabagisme ou la consommation d’alcool. Les chercheurs estiment que près de 30 % de l’influence de la musique passe par l’interaction entre pairs consommateurs (PMC).
Bien que cette étude ne concerne pas le Maroc, elle alimente une réflexion globale sur l’impact des contenus culturels sur les jeunes.
Au Maroc, un rapport de Hespress sur l’addiction numérique a révélé que 42 % des jeunes interrogés ont signalé une baisse de leur performance scolaire due à la consommation excessive de contenus numériques, ce qui souligne l’influence transversale des contenus audiovisuels.
Par ailleurs, une étude nationale sur la liberté d’expression a indiqué que 14 % des participants se disent avoir subi une forme de censure ou de restriction durant les cinq dernières années, tandis que 66 % affirment ne pas en avoir souffert. Ce contraste montre la diversité des perceptions quant à la liberté d’expression, notamment chez les jeunes et les usagers des médias.
Contexte marocain et expériences comparées
Dans plusieurs démocraties, les contenus artistiques sont classifiés selon l’âge des spectateurs et l’heure de diffusion, accompagnés d’avertissements clairs en cas de présence de langage explicite ou de scènes sensibles.
Le Maroc a-t-il pris du retard dans l’institutionnalisation de cette culture de signalisation et de vigilance parentale ?
Des rapports d’organisations internationales comme l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) ou l’UNICEF avertissent que l’exposition non encadrée à des contenus « au-dessus de l’âge » peut avoir des effets psychologiques et sociaux néfastes sur les adolescents.
Vers un débat sociétal, pas une polémique conjoncturelle
Le débat actuel ne devrait pas se réduire au nom d’un artiste ou à une séquence télévisée, mais servir de point de départ pour une réflexion plus large sur le rôle et la fonction du service public audiovisuel au Maroc.
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Comment articuler la liberté de création avec la responsabilité sociétale ?
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Comment éviter que la liberté ne devienne chaos, ou que la régulation ne vire à la tutelle morale ?
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Faut-il revoir les cahiers des charges à la lumière des mutations technologiques et culturelles actuelles ?
L’affaire ElGrande Toto ne s’arrête pas à une décision de classement sans suite. Elle ouvre un chantier profond sur les liens entre art, État et société.
Face à l’influence croissante de la musique — notamment du rap — sur la jeunesse, il devient urgent d’adopter des approches réfléchies, loin de la criminalisation ou du laxisme, mais aussi loin de la réaction émotionnelle. Il s’agit de penser une politique culturelle équilibrée, fondée sur la liberté et la responsabilité.